MN 25
Nivāpa Sutta
— Le récit des appâts —

Le Bouddha explique le danger que représente la nourriture et que la meilleure manière de se comporter à son égard est d'adopter la voie du milieu, ce qu'il fait en rejetant le laisser-aller, en soulignant le danger de l'ascétisme dur, ainsi que la nécessité de la pratique des jhānas. Il fait ensuite une série de déclarations intéressantes à propos de Māra et des jhānas.




Traduction de Christian Maës


Ainsi ai-je entendu.

En ce temps-là le Seigneur séjournait, près de Sâvatthi, dans le parc Anâthapiṇḍika du bois Jéta.

Là, le Seigneur s’adressa aux moines :

—Moines.

—Oui, Seigneur, lui répondirent les moines.

Et le Seigneur leur dit ceci :

—Un traqueur, moines, ne dissémine pas des graines pour que le gibier qui mange cette nourriture ait une longue vie, qu’il prospère et s’en nourrisse pendant longtemps. Il le fait au contraire en pensant : “Le gibier sautera sur ces appâts que j’ai répandus et les mangera en s’en grisant. Cette nourriture grisante l’excitera, le gibier excité perdra sa vigilance et j’en ferai ce que je voudrai au milieu de ces graines.

« Une première harde, moines, saute sur les appâts disséminés par le traqueur et les mange en s’en grisant. Cette nourriture grisante l’excite. La harde excitée perd toute vigilance. Et quand elle a perdu sa vigilance, le traqueur en fait ce qu’il veut au milieu de ces appâts. Cette première harde n’échappe pas au pouvoir du traqueur.

« Une deuxième harde, moines, réfléchit : “La première harde a sauté sur les appâts disséminés par le traqueur et les a mangés en s’en grisant. Cette nourriture grisante l’a excitée, elle a perdu toute vigilance et le traqueur en a fait ce qu’il a voulu au milieu de ces appâts. Elle n’a pas échappé au pouvoir du traqueur. Nous devrions nous abstenir de toute nourriture grisante. Et pour mieux nous en abstenir, nous pourrions nous retirer dans une région sauvage (où il n’y a pas de tels appâts) et y rester. La harde s’abstient donc de toute nourriture grisante. Et pour mieux s’en abstenir, elle se retire dans une région sauvage et y reste.

Mais au dernier mois de la saison chaude, moines, quand l’herbe et l’eau viennent à manquer, les animaux deviennent très maigres. Avec cette maigreur extrême, ils perdent leurs forces. À bout de forces la harde revient vers les appâts disséminés par le traqueur, bondit sur les appâts disséminés, les mange et s’en grise. Cette nourriture grisante l’excite. La harde excitée perd sa vigilance. Et quand elle a perdu sa vigilance, le traqueur en fait ce qu’il veut au milieu de ces appâts. Cette deuxième harde n’échappe pas non plus au pouvoir du traqueur.

« Une troisième harde, moines, réfléchit ainsi : “La première harde a sauté sur les appâts… et n’a pas échappé au pouvoir du traqueur. La deuxième harde a réfléchi… s’est abstenue de toute nourriture grisante… mais est revenue vers les appâts… et n’a pas échappé non plus au pouvoir du traqueur. Nous ferions mieux, pour notre part, de trouver un refuge à proximité des appâts disséminés par le traqueur. Ce refuge une fois assuré, nous pourrons manger les appâts disséminés sans sauter dessus ni en être grisés. N’étant pas grisés, nous ne serons pas excités. N’étant pas excités, nous ne perdrons pas notre vigilance et le traqueur ne pourra pas faire de nous ce qu’il voudra”. Cette harde trouve un refuge à proximité des appâts disséminés par le traqueur. Ce refuge une fois assuré, elle mange les appâts disséminés sans sauter dessus ni en être grisée. N’étant pas grisée, elle ne s’excite pas. N’étant pas excitée, elle ne perd pas sa vigilance. Comme elle ne perd pas sa vigilance, le traqueur ne peut pas en faire ce qu’il veut au milieu de ces graines.

Alors le traqueur et ses aides se disent : “ Cette troisième harde paraît bien retorse et rusée, cette troisième harde semble magique et surnaturelle, car elle mange les appâts disséminés sans que nous sachions rien de ses allées et venues. Nous devrions entourer tout le terrain où sont disséminés les appâts par de grands filets fixés sur des piquets, et nous saurons au moins dans quel refuge la harde se cache”. Ils entourent donc le terrain avec de grands filets fixés sur des piquets. Le traqueur et ses aides voient alors dans quel refuge se cache la harde. Et c’est ainsi que la troisième harde n’échappe pas non plus au pouvoir du traqueur.

« Une quatrième harde, moines, réfléchit : “La première harde a sauté sur les appâts… et n’a pas échappé au pouvoir du traqueur. La deuxième harde… s’est abstenue de toute nourriture grisante… mais n’a pas échappé au pouvoir du traqueur. La troisième harde… s’est trouvé un refuge à proximité des appâts… mais le traqueur et ses aides ont vu où se trouvait son refuge et elle n’a pas échappé non plus à son pouvoir. Nous ferions mieux, pour notre part, de nous trouver un refuge dans un lieu inaccessible au traqueur et à ses aides. Ce refuge une fois assuré, nous pourrons manger les appâts disséminés sans sauter dessus ni en être grisés. N’étant pas grisés, nous ne serons pas excités. N’étant pas excités, nous ne perdrons pas notre vigilance et le traqueur ne pourra pas faire de nous ce qu’il veut”. Cette harde trouve un refuge dans un lieu inaccessible au traqueur et à ses aides. Ce refuge une fois assuré, elle mange les appâts disséminés sans sauter dessus ni s’en griser. N’étant pas grisée, elle ne s’excite pas. N’étant pas excitée, elle ne perd pas sa vigilance. Comme elle ne perd pas sa vigilance, le traqueur ne peut pas en faire ce qu’il veut au milieu de ces graines.

Alors le traqueur et ses aides se disent : “ Cette quatrième harde paraît bien retorse et rusée, cette quatrième harde semble magique et surnaturelle, car elle mange les appâts disséminés sans que nous sachions rien de ses allées et venues. Nous devrions entourer tout le terrain où sont disséminés les appâts par de grands filets fixés sur des piquets, et nous saurons au moins dans quel refuge la harde se cache”. Ils entourent donc le terrain par de grands filets fixés sur des poteaux. Mais ni le traqueur ni ses aides ne réussissent à voir dans quel refuge se cache la quatrième harde.

« Alors le traqueur et ses aides se disent : “Si nous chassons la quatrième harde, les animaux chassés en feront fuir d’autres, et ceux-ci d’autres encore, tant et si bien que toutes les hardes s’éloigneront des appâts que nous avons disséminés. Nous ferions mieux de nous désintéresser de la quatrième harde”. Le traqueur et ses aides se mettent à considérer la quatrième harde avec indifférence, et c’est ainsi que la quatrième harde échappe au pouvoir du traqueur.

« J’ai conçu cette parabole, moines, pour vous faire comprendre le sens que voici. Les appâts représentent les cinq sortes de plaisirs des sens. Le traqueur est comparable à Mâra le Malin, et ses aides à l’entourage de Mâra. Quant aux hardes, elles représentent les ascètes et les brahmanes.

Dans le premier groupe, les ascètes et les brahmanes s’adonnent aux plaisirs charnels disséminés par Mâra dans le monde, en jouissent et s’en grisent. De ce fait, ils s’excitent. Une fois excités, ils perdent leur vigilance. Et quand ils ont perdu leur vigilance, Mâra fait d’eux ce qu’il veut dans ce champ des plaisirs charnels. Voilà comment le premier groupe d’ascètes et de brahmanes n’échappe pas au pouvoir de Mâra. Je dis, moines, que ce premier groupe (de religieux qui ont femme et enfants) ressemble à la première harde.

« Dans le deuxième groupe, moines, les ascètes et les brahmanes réfléchissent ainsi : “Les ascètes et les brahmanes du premier groupe s’adonnent aux plaisirs charnels disséminés par Mâra dans le monde, en jouissent et s’en grisent. De ce fait, ils s’excitent. Étant excités, ils perdent leur vigilance. Et quand ils ont perdu leur vigilance, Mâra fait d’eux ce qu’il veut dans le champ des plaisirs charnels. Voilà pourquoi le premier groupe d’ascètes et de brahmanes n’échappe pas au pouvoir de Mâra. Nous ferions mieux de nous abstenir de tous ces plaisirs charnels disséminés dans le monde. Et pour mieux nous abstenir de ces nourritures dangereuses, nous devrions nous retirer dans une région sauvage et y rester”.

Ils s’abstiennent donc des plaisirs charnels disséminés dans le monde. Et pour mieux s’en abstenir, ils se retirent dans une région sauvage et y restent. Ils s’y nourrissent de feuilles, de millet sauvage, de riz sauvage, de rognures de cuir, de plantes aquatiques, de la poudre rouge que l’on trouve sur le riz, de riz brûlé, d’herbes, de bouses de vaches, de racines, de fruits sauvages ou de fruits tombés.

Mais au dernier mois de la saison chaude, quand l’herbe et l’eau viennent à manquer, ces ascètes et ces brahmanes deviennent très maigres. Dans cette extrême maigreur, leurs forces s’épuisent. Quand ils perdent leurs forces, leur détermination faiblit. Et quand leur détermination est affaiblie, ils reviennent vers le champ des plaisirs charnels disséminés par Mâra dans le monde.

Ils s’adonnent aux plaisirs charnels disséminés par Mâra dans le monde, en jouissent et s’en grisent. De ce fait, ils sont excités. Étant excités, ils perdent leur vigilance. Et quand ils ont perdu leur vigilance, Mâra fait d’eux ce qu’il veut dans le champ des plaisirs charnels. Voilà comment le deuxième groupe d’ascètes et de brahmanes n’échappe pas au pouvoir de Mâra. Je dis que ce deuxième groupe ressemble à la deuxième harde.

« Dans le troisième groupe, moines, les ascètes et les brahmanes réfléchissent ainsi : “Les ascètes et les brahmanes du premier groupe s’adonnent aux plaisirs charnels… et ils n’échappent pas au pouvoir de Mâra. Les ascètes et les brahmanes du deuxième groupe… s’abstiennent de tout plaisir charnel… en se retirant dans une région sauvage… mais finalement ils n’échappent pas non plus au pouvoir de Mâra. Nous ferions mieux de trouver un refuge à proximité du champ des plaisirs charnels disséminés par Mâra dans le monde. Ce refuge une fois assuré, nous pourrons consommer la nourriture sans nous adonner aux plaisirs charnels ni en être grisés. En procédant ainsi, nous ne nous exciterons pas. N’étant pas excités, nous ne perdrons pas notre vigilance. Et si nous ne perdons pas notre vigilance, Mâra ne pourra pas faire de nous ce qu’il veut dans ce champ des plaisirs charnels du monde”.

Ces ascètes et ces brahmanes trouvent donc refuge à proximité du champ des plaisirs charnels disséminés par Mâra dans le monde. Ce refuge une fois assuré, ils consomment les nourritures sans s’adonner aux plaisirs charnels ni en être grisés. De ce fait, ils ne s’excitent pas. N’étant pas excités, ils ne perdent pas leur vigilance. Et comme ils ne perdent pas leur vigilance, Mâra ne peut pas faire d’eux ce qu’il veut dans ce champ des plaisirs charnels du monde.

Mais ils ont l’une des croyances suivantes : le monde est éternel, ou le monde n’est pas éternel, le monde est limité, ou le monde est illimité, l’âme et le corps se confondent, ou l’âme et le corps sont distincts, le Tathâgata existe après la mort, ou le Tathâgata n’existe pas après la mort, ou le Tathâgata existe et n’existe pas après la mort, ou le Tathâgata ni n’existe ni n’existe pas après la mort. Et c’est ainsi que ce troisième groupe d’ascètes et de brahmanes n’échappe pas non plus au pouvoir de Mâra. Je dis que ce troisième groupe ressemble à la troisième harde.

« Dans le quatrième groupe, moines, les ascètes et les brahmanes réfléchissent ainsi : “Les ascètes et les brahmanes du premier groupe s’adonnent aux plaisirs charnels… et ils n’échappent pas au pouvoir de Mâra. Les ascètes et les brahmanes du deuxième groupe… s’abstiennent de tout plaisir charnel… mais ils n’échappent pas non plus au pouvoir de Mâra. Les ascètes et les brahmane du troisième groupe… ont une croyance… et finalement ils n’échappent pas non plus au pouvoir de Mâra. Nous ferions mieux de trouver un refuge inaccessible à Mâra et à ses compagnons. Ce refuge une fois assuré, nous pourrons consommer la nourriture sans nous adonner aux plaisirs charnels ni en être grisés. En procédant ainsi, nous ne nous exciterons pas. N’étant pas excités, nous ne perdrons pas notre vigilance. Et si nous ne perdons pas notre vigilance, Mâra ne pourra pas faire de nous ce qu’il veut dans ce champ des plaisirs charnels du monde”.

Ces ascètes et ces brahmanes trouvent donc un refuge dans un lieu inaccessible à Mâra. Ce refuge une fois assuré, ils consomment les nourritures sans s’adonner aux plaisirs charnels ni en être grisés. De ce fait, ils ne s’excitent pas. N’étant pas excités, ils ne perdent pas leur vigilance. Et comme ils ne perdent pas leur vigilance, Mâra ne peut pas faire d’eux ce qu’il veut dans ce champ des plaisirs charnels du monde. Et c’est ainsi que le quatrième groupe d’ascètes et de brahmanes échappe au pouvoir de Mâra. Je dis que ce quatrième groupe (qui correspond aux disciples du Seigneur) ressemble à la quatrième harde.

« Et comment se présente ce lieu inaccessible à Mâra et à son entourage ? Ici, moines, c’est seulement en s’isolant du sensoriel, en s’isolant des agents pernicieux, que le moine accède au premier jhâna… au deuxième jhâna… au troisième jhâna… au quatrième jhâna… au domaine de l’espace infini… au domaine de la conscience infinie… au domaine du néant… au domaine sans perception ni non-perception, et il y demeure. À chacune de ces étapes, on dit que ce moine aveugle Mâra, qu’il empêche Mâra de rien voir, qu’il échappe au regard du Malin et qu’il est passé au travers de l’attachement au monde.

« De plus, moines, en transcendant totalement le domaine sans perception ni non-perception, le moine accède à l’arrêt des perceptions et du ressenti, il y demeure et il élimine les contaminations au moyen d’une vision sagace. On dit que ce moine aveugle Mâra, qu’il empêche Mâra de rien voir, qu’il échappe au regard du Malin et qu’il est passé au travers de l’attachement au monde. »

Ainsi parla le Seigneur.

Les moines furent satisfaits des paroles du Seigneur et ils s’en réjouirent.





Bodhi leaf


Traduit du Pāḷi par Christian Maës.

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