MN 13
Mahādukkhakkhandha Sutta
— Le grand récit de la masse de malheur —

Des vagabonds spirituels hétérodoxes demandent à un groupe de bhikkhous quelle est la différence entre l'enseignement de leur maître en ce qui concerne la compréhension complète de la sensualité, de la matérialité et des ressentis, et celui du Bouddha. Ne sachant que répondre, les bhikkhous vont lui demander conseil, et ce dernier leur fait un exposé à la fois technique et pittoresque sur le sujet, à grand renfort de métaphores. Un incontournable du Majjhima Nikāya.




Traduction de Christian Maës


Ainsi ai-je entendu.

En ce temps-là le Seigneur séjournait, près de Sâvatthi, dans le parc Anâthapiṇḍika du bois Jéta.

Un groupe de moines qui s’étaient vêtus de bon matin et avaient pris leur bol et leur cape se dirigea vers Sâvatthi pour mendier. Mais ces moines se dirent : “Il est trop tôt pour mendier dans Sâvatthi, nous pourrions aller au parc où se trouvent les renonçants des autres écoles”. Et ils se rendirent à ce parc. En arrivant, ils échangèrent des paroles courtoises avec les renonçants et conclurent leur dialogue aimable et mémorable en s’asseyant convenablement. Quand les moines furent bien assis, les renonçants leur demandèrent :

—L’ascète Gotama, mes amis, enseigne la pleine connaissance (pariññā) des objets des sens (kāma), nous aussi nous enseignons la pleine connaissance des objets des sens. L’ascète Gotama enseigne la pleine connaissance du physique (rūpa), nous aussi nous enseignons la pleine connaissance du physique. L’ascète Gotama enseigne la pleine connaissance des ressentis (vedanā), nous aussi nous enseignons la pleine connaissance des ressentis. Sur ces points, mes amis, quelle différence, quelle divergence, quelle discordance y a-t-il entre l’ascète Gotama et nous, entre son exposé de la réalité (dhamma) et le nôtre, entre ses instructions et les nôtres ?

Les moines ne se réjouirent pas des paroles des renonçants et ne les contestèrent pas. Ils se levèrent sans se réjouir ni contester et partirent avec l’intention d’apprendre le sens de ces paroles de la bouche du Seigneur.

Ces moines mendièrent dans Sâvatthi, puis ils revinrent après le repas et se rendirent auprès du Seigneur. Ils saluèrent le Seigneur en arrivant et s’assirent convenablement. Une fois bien assis, ils racontèrent toute l’histoire au Seigneur, lequel leur répondit :

—À des renonçants qui parlent ainsi, moines, il faut demander : “Quels sont les agréments des objets des sens ? Quels sont les inconvénients des objets des sens ? Comment échappe-t-on aux objets des sens ? Quels sont les agréments du physique ? Quels sont les inconvénients du physique ? Comment échappe-t-on au physique ? Quels sont les agréments des ressentis ? Quels sont les inconvénients des ressentis ? Comment échappe-t-on aux ressentis ?” Ainsi questionnés, ces renonçants seront incapables de répondre, ce qui les contrariera beaucoup. Pourquoi ne pourront-ils pas répondre ? Parce que cela ne fait pas partie de leurs compétences. Dans ce monde, moines, avec ses dieux, ses Mâras et ses Brahmas, dans cette humanité avec ses ascètes et ses brahmanes, ses rois divins et ses hommes, je ne vois personne qui puisse apporter une réponse satisfaisante à ces questions hormis le Tathâgata, l’un de ses disciples ou quelqu’un qui a entendu la réponse qu’ils en donnent.

« Quels sont donc, moines, les agréments des objets des sens ? Il y a cinq classes d’objets des sens. Lesquelles ? Il y a, perceptibles par l’œil, les apparences désirables, plaisantes, délicieuses, charmantes, tentantes, attachantes. Il y a, perceptibles par l’oreille, les sons… Il y a, perceptibles par le nez, les odeurs… Il y a, perceptibles par la langue, les saveurs… Il y a, perceptibles par le corps, les touchers désirables, plaisants, délicieux, charmants, tentants, attachants. Telles sont les cinq classes d’objets des sens. Le plaisir et la satisfaction qui leur sont associés constituent les agréments des objets des sens.

Et quels sont, moines, les inconvénients des objets des sens ? Voici un fils de bonne famille qui gagne sa vie grâce à son art :, calculs, prévisions (estimation de la quantité de riz ou de fruits que peuvent produire un champ ou un verger), culture du sol, commerce, élevage, archerie, service du roi ou autre. Il affronte alors le froid, il affronte la chaleur, il est attaqué par les taons, les mouches, le vent, la fournaise ou les reptiles, il meurt de faim ou de soif. Tels sont les inconvénients des objets des sens. Cette masse de malheur est bien visible, elle a les objets des sens pour cause, les objets des sens pour base, les objets des sens pour raison, les objets des sens pour seul motif.

Si les richesses n’affluent pas quand ce fils de bonne famille s’active, s’applique et fait des efforts, il s’attriste, souffre, se plaint, se lamente en se frappant la poitrine et tombe dans l’égarement : “Mon activité est restée vaine et mes efforts sans effet !” Tels sont les inconvénients des objets des sens. Cette masse de malheur est bien visible, elle a les objets des sens pour cause…

Et si les richesses affluent, moines, quand il s’active, s’applique et fait des efforts, ce fils de bonne famille rencontre des difficultés et des soucis pour conserver ces biens : “Pourvu que les rois ne s’emparent pas de mes biens, pourvu que les voleurs ne les dérobent pas, que le feu ne les brûle pas, que l’eau ne les emporte pas et que des héritiers détestés ne les prennent pas !” Mais des rois s’emparent des biens qu’il veut conserver et préserver, des voleurs les dérobent, le feu les brûle, l’eau les emporte ou les héritiers détestés les prennent. Il s’attriste alors, souffre, se plaint, se lamente en se frappant la poitrine et tombe dans l’égarement : “Ce qui était à moi ne l’est plus !” Tels sont les inconvénients des objets des sens. Cette masse de malheur est bien visible, elle a les objets des sens pour cause…

De plus, moines, à cause des objets des sens, sur la base des objets des sens, en raison des objets des sens, pour le seul motif des objets des sens, les rois se querellent avec les rois, les nobles avec les nobles, les brahmanes avec les brahmanes, les maîtres de maison avec les maîtres de maison, la mère avec le fils, le fils avec la mère, le père avec le fils, le fils avec le père, le frère avec le frère, le frère avec la sœur, la sœur avec le frère, et le camarade avec le camarade. Ils se disputent, s’empoignent, se querellent, se battent à coups de poing, se jettent des mottes de terre, se frappent avec des bâtons ou des épées jusqu’à en mourir ou en éprouver des souffrances mortelles. Tels sont les inconvénients des objets des sens. Cette masse de malheur est bien visible, elle a les objets des sens pour cause…

En outre, moines, à cause des objets des sens, sur la base des objets des sens, en raison des objets des sens, pour le seul motif des objets des sens, ils prennent leur épée, leur bouclier et leur arc, ils ceignent leur carquois et entrent dans la bataille en rangs serrés au milieu des volées de flèches, des jets de sagaies et du scintillement des épées. Ils tirent leurs flèches, lancent leurs sagaies, coupent des têtes avec leur épée, meurent ou éprouvent des souffrances mortelles. Tels sont les inconvénients des objets des sens. Cette masse de malheur est bien visible, elle a les objets des sens pour cause…

De plus, moines, à cause des objets des sens, sur la base des objets des sens, en raison des objets des sens, pour le seul motif des objets des sens, ils prennent leur épée, leur bouclier et leur arc, ils ceignent leur carquois et attaquent les fortification enduites de boue (pour les rendre glissantes et empêcher l’escalade) au milieu des volées de flèches, des jets de sagaies et du scintillement des épées. Ils tirent leurs flèches, lancent leurs sagaies, versent des liquides bouillants, écrasent sous la herse, coupent des têtes avec leur épée, meurent ou éprouvent des souffrances mortelles. Tels sont les inconvénients des objets des sens. Cette masse de malheur est bien visible, elle a les objets des sens pour cause…

En outre, moines, à cause des objets des sens, sur la base des objets des sens, en raison des objets des sens, pour le seul motif des objets des sens, ils ouvrent une brèche (dans le mur d’une maison pour la dévaliser), emportent un butin, commettent un cambriolage, dressent une embuscade ou se faufilent chez une femme mariée. Les rois qui les capturent leur infligent des châtiments variés : on les fouette, on les bat avec des baguettes, avec des bâtons fendus en deux, on leur coupe une main, on leur coupe un pied, on leur coupe les mains et les pieds, on leur coupe une oreille, on leur coupe le nez, on leur coupe les oreilles et le nez, on leur inflige les supplices connus comme la marmite de riz amer, le scalp-coquillage, la gueule de Rahu, l’enceinte de feu, la main-torche, la traîne tressée, le vêtement en lambeaux, l’antilope, le hameçon à viande, les pièces de monnaie, la charpente alcaline, la barre tournante ou la botte de paille. Ou bien on les arrose d’huile bouillante, on les donne en pâture aux chiens, on les empale vivants ou on les décapite avec une épée. Ils meurent ou éprouvent des souffrances mortelles. Tels sont les inconvénients des objets des sens. Cette masse de malheur est bien visible, elle a les objets des sens pour cause, les objets des sens pour base, les objets des sens pour raison, les objets des sens pour seul motif.

Et comment, moines, échappe-t-on aux objets des sens ? On échappe aux objets des sens en chassant et en éliminant toute attirance et tout attachement (chandarāga) pour ces objets.

Il y a, moines, des ascètes et des brahmanes qui ne reconnaissent pas avec sagacité, dans leur réalité, les agréments des objets des sens comme des agréments, les inconvénients des objets des sens comme des inconvénients, ni la façon d’échapper aux objets des sens comme une façon de leur échapper. Ils ne peuvent pas pleinement connaître par eux-mêmes les objets des sens ni amener autrui à les connaître ni savoir pleinement comment en sortir.

Mais il y a aussi, moines, des ascètes et des brahmanes qui reconnaissent avec sagacité, dans leur réalité, les agréments des objets des sens comme des agréments, les inconvénients des objets des sens comme des inconvénients, et la façon d’échapper aux objets des sens comme une façon de leur échapper. Ils peuvent pleinement connaître par eux-mêmes les objets des sens, amener autrui à les connaître et savoir pleinement comment en sortir.

« Quels sont, moines, les agréments du physique ? Prenez une jeune fille noble, une jeune fille brahmane ou une jeune fille de bonne maison, âgée de quinze ou seize ans, ni trop grande ni trop petite, ni trop maigre ni trop grosse, ni trop noire ni trop blanche. Est-ce à cet âge, moines, que sa beauté culmine et qu’elle présente le plus d’éclat ?

—Certainement, Seigneur.

—Le plaisir, moines, et la satisfaction qui sont associés à cette beauté et à cet éclat constituent les agréments du physique.

Et quels sont, moines, les inconvénients du physique ? Imaginez la même sœur à une autre époque, quand elle aura quatre-vingts, quatre-vingt dix ou cent ans, quand elle sera usée, tordue comme la solive d’une vieille hutte, courbée, appuyée sur sa canne, marchant en chancelant, fragilisée, sa jeunesse perdue, ses dents cassées, ses cheveux blancs et rares, sa tête chauve, sa peau ridée et son corps parsemé de taches. Pensez-vous, moines, que sa beauté première et son éclat auront disparu ? Cet inconvénient sera-t-il évident ?

—Assurément, Seigneur.

—Voilà, moines, un inconvénient du physique.

De plus, moines, si l’on voit la même sœur malade, souffrante, gravement atteinte, tombée dans ses excréments et y gisant, ne se redressant et ne s’allongeant qu’avec l’aide d’autrui, pensez-vous que sa beauté première et son éclat auront disparu ? Cet inconvénient sera-t-il évident ?

—Assurément, Seigneur.

—Voilà, moines, un inconvénient du physique.

En outre, moines, si l’on voit le cadavre de la même sœur gisant dans un charnier, mort depuis un jour, depuis deux jours ou depuis trois jours, gonflé, bleuâtre, suppurant, pensez-vous que sa beauté première et son éclat auront disparu ? Cet inconvénient sera-t-il évident ?

—Assurément, Seigneur.

—Voilà, moines, un inconvénient du physique.

De plus, moines, si l’on voit le cadavre de la même sœur gisant dans un charnier, dévoré par les corbeaux, les gypaètes, les vautours, les chiens, les chacals ou différentes espèces de petits animaux, pensez-vous que sa beauté première et son éclat auront disparu ? Cet inconvénient sera-t-il évident ?

—Assurément, Seigneur.

—Voilà, moines, un inconvénient du physique.

En outre, moines, si l’on voit les restes de la même sœur gisant dans un charnier, chaîne d’ossements reliés par des ligaments, tachés de sang, avec encore de la chair… chaîne d’ossements reliés par des ligaments, tachés de sang, sans plus de chair… chaîne d’ossements reliés par des ligaments, sans plus de chair ni de sang… ossements détachés et dispersés dans plusieurs directions : ici un os de la main, là un os du pied, là un os de la jambe, là un os de la cuisse, là un os de la hanche, là un os du dos et là le crâne… ossements blanchis comme des coquillages… ossements empilés, vieux de plus d’un an… ossements se décomposant et tombant en poussière, pensez-vous que sa beauté première et son éclat auront disparu ? Cet inconvénient sera-t-il évident ?

—Assurément, Seigneur.

—Voilà, moines, un inconvénient du physique.

Et comment, moines, échappe-t-on au physique ? On échappe au physique en chassant et en éliminant toute attirance et tout attachement pour le physique.

« Il y a, moines, des ascètes et des brahmanes qui ne reconnaissent pas avec sagacité, dans leur réalité, les agréments du physique comme des agréments, les inconvénients du physique comme des inconvénients, ni la façon d’échapper au physique comme une façon de lui échapper. Ils ne peuvent pas pleinement connaître par eux-mêmes le physique ni amener autrui à le connaître ni savoir pleinement comment en sortir.

Mais il y a aussi, moines, des ascètes et des brahmanes qui reconnaissent avec sagacité, dans leur réalité, les agréments du physique comme des agréments, les inconvénients du physique comme des inconvénients, et la façon d’échapper au physique comme une façon de lui échapper. Ils peuvent pleinement connaître par eux-mêmes le physique, amener autrui à le connaître et savoir pleinement comment en sortir.

« Quels sont, moines, les agréments des ressentis ? Ici, moines, c’est seulement en s’isolant du sensoriel, en s’isolant des agents pernicieux, que le moine accède au premier jhâna… au deuxième jhâna… au troisième jhâna… au quatrième jhâna et y demeure.

Au moment où le moine accède à l’un des jhânas et y demeure, il ne pense pas à se nuire à lui-même, il ne pense pas à nuire aux autres, il ne pense à nuire ni à l’un ni aux autres, il éprouve à cet instant un ressenti dépourvu de tout désagrément. J’affirme, moines, que cette totale absence de désagrément constitue l’agrément des ressentis.

Et quels sont, moines, les inconvénients des ressentis ? Le fait que les ressentis soient temporaires, insatisfaisants (parce qu’ils apparaissent et disparaissent) et changeants constitue l’inconvénient des ressentis.

Et comment, moines, échappe-t-on aux ressentis ? On leur échappe en chassant et en éliminant tout élan et tout attachement pour les ressentis.

Il y a, moines, des ascètes et des brahmanes qui ne reconnaissent pas avec sagacité, dans leur réalité, les agréments des ressentis comme des agréments, les inconvénients des ressentis comme des inconvénients, ni la façon d’échapper aux ressentis comme une façon de leur échapper. Ils ne peuvent pas pleinement connaître par eux-mêmes les ressentis ni amener autrui à les connaître ni savoir pleinement comment en sortir.

Mais il y a aussi, moines, des ascètes et des brahmanes qui reconnaissent avec sagacité, dans leur réalité, les agréments des ressentis comme des agréments, les inconvénients des ressentis comme des inconvénients, et la façon d’échapper aux ressentis comme une façon de leur échapper. Ils peuvent pleinement connaître par eux-mêmes les ressentis, amener autrui à les connaître et savoir pleinement comment en sortir. »

Ainsi parla le Seigneur.

Les moines furent satisfaits et se réjouirent des paroles du Seigneur.





Bodhi leaf


Traduit du Pāḷi par Christian Maës.

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