MN 4
Bhayabherava Sutta
— Le récit des craintes et des raisons d’avoir peur —

Le Bouddha décrit à un brahmane les qualités requises pour un moine qui souhaite vivre seul en forêt. Il raconte ensuite son expérience relative à l'élimination de la peur au cours de sa quête d'éveil.




Traduction de Christian Maës


Ainsi ai-je entendu.

En ce temps-là le Seigneur séjournait, près de Sâvatthi, dans le parc Anâthapiṇḍika du bois Jéta.

Or le brahmane Jânussoni vint trouver le Seigneur. Il échangea en arrivant des paroles courtoises avec le Seigneur et conclut leur dialogue aimable et mémorable en s’asseyant convenablement. Une fois bien assis, le brahmane Jâṇussoṇi dit au Seigneur :

—Des fils de bonne famille, honorable Gotama, ont quitté leur foyer par confiance en l’honorable Gotama et vivent sans foyer. L’honorable Gotama les guide, l’honorable Gotama s’occupe d’eux, l’honorable Gotama les entraîne et cette foule adhère aux vues de l’honorable Gotama.

—C’est bien cela, brahmane, c’est bien cela : des fils de bonne famille ont quitté leur foyer par confiance en moi et vivent sans foyer. Je les guide, je m’occupe d’eux, je les entraîne et cette foule adhère à mes vues.

—Pourtant, honorable Gotama, il est éprouvant de vivre constamment dans des habitats isolés au fond de forêts sauvages, pénible de rester dans la solitude, difficile de jouir de l’isolement ; c’est comme si la forêt rongeait l’esprit du moine qui n’a pas acquis la concentration.

—C’est bien cela, brahmane, c’est bien cela : il est éprouvant de vivre constamment dans des habitats isolés au fond de forêts sauvages, pénible de rester dans la solitude, difficile de jouir de l’isolement ; c’est comme si la forêt rongeait l’esprit du moine qui n’a pas acquis la concentration.

Moi aussi, brahmane, avant ma pleine réalisation, alors que je n’étais encore qu’un bodhisatta et non un parfait Bouddha, j’eus cette pensée : “il est éprouvant de vivre constamment dans des habitats isolés au fond de forêts sauvages, pénible de rester dans la solitude, difficile de jouir de l’isolement ; c’est comme si la forêt rongeait l’esprit du moine qui n’a pas acquis la concentration.”

« Mais il me vint aussi la pensée suivante : “Il y a des ascètes et des brahmanes qui fréquentent assidûment des habitats isolés au fond des forêts sauvages sans avoir complètement épuré leur activité physique… leur activité verbale… leur activité mentale… ni leur mode de subsistance. Et à cause de ces défauts, de ces activités impures, ces ascètes et ces brahmanes n’ont pas la conscience tranquille et s’inventent des frayeurs inutiles. Mais moi je ne fréquente pas les habitats isolés au fond de forêts sauvages sans avoir d’abord épuré mon activité physique… mon activité verbale… mon activité mentale… et mon mode de subsistance. J’ai totalement purifié tout cela, je suis l’un de ces Purs qui fréquentent les habitats isolés en ayant complètement épuré leurs activités physiques, verbales et mentales ainsi que leur mode de subsistance.” En contemplant en moi-même cette entière pureté de mes activités, j’acquis une plus grande sérénité pour demeurer dans la solitude.

Et j’eux aussi la pensée suivante : “Il y a des ascètes et des brahmanes qui fréquentent assidûment des habitats isolés au fond de forêts sauvages en ayant de la convoitise et un fort attachement aux plaisirs sensoriels. À cause de ces défauts, de cette convoitise et de ce fort attachement, ces ascètes et ces brahmanes n’ont pas l’esprit tranquille et s’inventent des frayeurs inutiles. Mais moi je ne fréquente pas ces habitats isolés en ayant de la convoitise ni un fort attachement aux plaisirs sensoriels, je n’ai plus aucune convoitise, je suis l’un de ces Purs qui fréquentent les habitats isolés sans avoir de convoitise. En contemplant en moi-même cette absence de convoitise, j’acquis une plus grande sérénité pour demeurer dans la solitude.

Et j’eus de plus la pensée suivante : “ Il y a des ascètes et des brahmanes qui fréquentent assidûment des habitats isolés au fond de forêts sauvages en ayant l’esprit corrompu et des intentions méchantes… en étant envahis par l’engourdissement et la torpeur… en étant agités sans que leur esprit ne s’apaise… en hésitant et en nourrissant des doutes… en se glorifiant eux-mêmes et en rabaissant les autres… en étant peureux et craintifs… en aspirant aux gains, aux honneurs et aux éloges … en étant toujours fatigués et en manque d’énergie… en manquant de vigilance et de pleine conscience… en manquant de concentration, l’esprit erratique… en manquant de sagacité et en étant stupides. Et à cause de ces défauts, ces ascètes et ces brahmanes n’ont pas l’esprit tranquille et s’inventent des frayeurs inutiles. Mais moi je ne fréquente pas les habitats isolés au fond de forêts sauvages en manquant de sagacité et en étant stupide, je suis l’un de ces Purs qui fréquentent ces habitats avec sagacité. En contemplant en moi-même la présence de la sagacité, j’acquis une plus grande sérénité pour demeurer dans la solitude.

« Et, brahmane, j’eus encore la pensée suivante : “Si je passais certaines nuits—les nuits remarquables, les nuits désignées, la quatorzième, la quinzième ainsi que la huitième de chaque quinzaine—dans des habitats effrayants comme les parcs sacrés, les bois sacrés, près des arbres sacrés, des lieux à faire se dresser les cheveux sur la tête, peut-être connaîtrais-je ces craintes et ces raisons d’avoir peur.

Par la suite, je passai ce genre de nuits dans de tels habitats effrayants. Pendant que je demeurais là, un animal sauvage approchait, un paon se posait sur une branche morte, le vent agitait le feuillage. Je me demandais alors : “N’est-ce pas la frayeur qui survient ?”

Et il me venait la pensée : “Voici la frayeur que je suis venu chercher. Il serait bon que, dans la posture où je me trouve maintenant, je repousse cette frayeur.

Si la frayeur survenait pendant que je marchais attentivement, je ne m’arrêtais, ne m’asseyais ni ne me couchais avant d’avoir repoussé cette frayeur, je continuais à marcher attentivement. Si la frayeur survenait pendant que j’étais debout, je ne marchais, ne m’asseyais ni ne me couchais avant d’avoir repoussé cette frayeur, je restais debout. Si la frayeur survenait pendant que j’étais assis, je ne me couchais, ne me levais ni ne marchais avant d’avoir repoussé cette frayeur, je restais assis. Et si la frayeur survenait pendant que j’étais couché, je ne m’asseyais, ne me levais ni ne marchais avant d’avoir repoussé cette frayeur, je restais couché.

« Il y a, brahmane, des ascètes et des brahmanes qui se croient le jour alors qu’il fait nuit, ou qui se croient la nuit quand il fait jour. J’affirme que ces ascètes et ces brahmanes demeurent dans la confusion. Mais moi je perçois bien la nuit quand il fait nuit, et le jour quand il fait jour. Si on affirmait à juste titre qu’un être dépourvu de confusion est apparu dans le monde pour le bien de beaucoup, pour le bonheur de beaucoup, avec compassion envers le monde, pour le but, le bien et le bonheur des rois divins et des hommes, c’est bien de moi qu’on pourrait le dire.

En moi la vigueur fut mise en œuvre, sans relâchement. La vigilance s’établit, sans confusion. Mon corps s’immobilisa, sans qu’il reste aucun remous. Et mon esprit se concentra, bien focalisé.

« Mais c’est seulement en m’isolant du sensoriel, brahmane, en m’isolant des agents pernicieux, que j’accédai au premier jhâna—lequel comporte prise-ferme et application-soutenue et consiste en un ravissement-félicité né de l’isolement—, et que j’y demeurai. Par la disparition de la prise-ferme et de l’application-soutenue, j’accédai au deuxième jhâna—lequel consiste en assurance-sereine et en élévation unique de l’esprit, est dépourvu de prise-ferme et d’application-soutenue, et consiste en un ravissement-félicité né de la concentration—et j’y demeurai. En me détachant aussi du ravissement, je maintins un regard-neutre. Vigilant et pleinement conscient, je ressentis physiquement le bonheur et j’accédai à ce troisième jhâna à propos duquel les Immaculés déclarent “on y reste neutre et vigilant dans le bonheur”, et j’y demeurai. Par l’élimination du plaisir et l’élimination de la douleur, par la disparition antérieure des satisfactions et des insatisfactions, j’accédai au quatrième jhâna—lequel n’est n’y désagréable ni agréable, et consiste en pureté de la vigilance par le regard-neutre—, et j’y demeurai.10

Quand mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance-remémoration des habitats antérieurs : je me remémorai des habitats antérieurs variés, à savoir une naissance, deux naissances, trois, quatre, cinq, dix, vingt, trente, quarante, cinquante, cent, mille, cent mille naissances, plusieurs ères de destruction, plusieurs ères d’édification, plusieurs ères de destruction et d’édification : “J’eus là tel nom, telle lignée, telle couleur, telle nourriture, je connus tel bonheur et tel malheur, j’eus telle durée de vie. Quand je décédai, je naquis à un endroit où j’eus tel nom, telle lignée, telle couleur, telle nourriture, où je connus tel bonheur et tel malheur, et où j’eus telle durée de vie. Quand je décédai là, je naquis ici”. Ainsi me remémorai-je des demeures antérieures variées avec leurs aspects et leurs désignations. Telle fut la première sapience que j’acquis lors de la première veille de la nuit. L’aveuglement fut éliminé et la connaissance apparut, l’obscurité fut supprimée et la lumière brilla, comme il arrive quand on agit avec vigilance, énergie et détermination.

Quand mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance de la mort et de la renaissance des êtres. Avec l’œil divin purifié et plus qu’humain, je vis les êtres mourir et renaître, inférieurs ou supérieurs, beaux ou laids, fortunés ou infortunés. Je reconnus que le parcours des êtres dépend de leurs actions: “Les êtres qui se conduisent mal physiquement, verbalement et mentalement, qui dénigrent les Purs, qui ont des croyances erronées et qui agissent en ayant des croyances erronées, accèdent, lors de la brisure du corps ou après la mort, à une perdition, une mauvaise destinée, une déchéance, un enfer. Les êtres qui se conduisent bien physiquement, verbalement et mentalement, qui ne dénigrent pas les Purs, qui ont des croyances justes et qui agissent en ayant des croyances justes, accèdent, lors de la brisure du corps ou après la mort, à une bonne destinée, un monde céleste.” C’est ainsi qu’avec l’œil divin… je reconnus que le parcours des êtres dépend de leurs actions. Telle fut la deuxième connaissance que j’acquis lors de la veille du milieu de la nuit. L’aveuglement fut éliminé et la connaissance apparut, l’obscurité fut supprimée et la lumière brilla, comme il arrive quand on agit avec vigilance, énergie et détermination.

« Quand mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance qui élimine les contaminations. Je connus en profondeur, en vérité, que “ceci est le malheur ”. Je connus en profondeur, en vérité, que “ceci est la source du malheur”. Je connus en profondeur, en vérité, que “ceci est l’arrêt du malheur”. Je connus en profondeur, en vérité, que “ceci est le chemin qui mène à l’arrêt du malheur”.

Je connus en profondeur, en vérité, que “ce sont les contaminations”. Je connus en profondeur, en vérité, que “ceci est la source des contaminations”. Je connus en profondeur, en vérité, que “ceci est l’arrêt des contaminations”. Je connus en profondeur, en vérité, que “ceci est le chemin qui mène à l’arrêt des contaminations”.

Alors que je connaissais cela, que je voyais cela, mon esprit fut délivré de la contamination par les sens, délivré de la contamination par l’existence, délivré de la contamination par l’aveuglement. Dans la délivrance, j’eus la connaissance “délivré”. Je sus en profondeur que la naissance était détruite, la vie sainte vécue, fait ce qui était à faire, et rien de plus ici-bas. C’est au cours de la dernière veille que j’acquis cette troisième sapience. L’aveuglement fut éliminé et la connaissance apparut, l’obscurité fut supprimée et la lumière brilla, comme il arrive quand on agit avec vigilance, énergie et détermination.

Il est possible, brahmane, que tu penses : “Peut-être l’ascète Gotama a-t-il encore de l’attachement, de l’aversion, de la confusion, et c’est pour cette raison qu’il fréquente assidûment les habitats isolés au fond de forêts sauvages.” Il ne faut pas voir les choses ainsi, brahmane. Car je fréquente assidûment ces habitats pour deux raisons : j’y suis à l’aise dans la réalité présente et je le fais par compassion pour les générations futures.

—La compassion dont l’honorable Gotama gratifie les générations futures est bien celle d’un Bouddha pleinement accompli. C’est merveilleux, honorable Gotama ! C’est merveilleux, honorable Gotama ! C’est comme si l’honorable Gotama avait redressé ce qui penchait, avait révélé ce qui était caché, avait montré le chemin à l’égaré, et avait apporté une lampe dans l’obscurité pour que ceux qui ont des yeux voient ! C’est ainsi de plusieurs façons que l’honorable Gotama a exposé l’enseignement. Je cherche refuge auprès de l’honorable Gotama, du Dhamma et du Sangha monastique. Que l’honorable Gotama me considère dès à présent comme un fidèle qui gardera le refuge tant qu’il lui restera un souffle de vie.





Bodhi leaf


Traduit du Pāḷi par Christian Maës.

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