MN 36
Mahā Saccaka Sutta
— Le grand récit de Saccaka —

Satchaka est un Jain, un discoureur inquisiteur. Il provoque le Bouddha en mettant en doute ses réalisations dans le domaine du 'développement du corps' et 'développement de l'esprit'. Le Bouddha entreprend donc de corriger ses vues erronées en lui racontant les douleurs qu'il a endurées lorsque, dans sa lutte pour atteindre l'éveil, il pratiquait des mortifications, ainsi que les expériences plaisantes qui l'ont menées à l'éveil.




Traduction de Christian Maës


Ainsi ai-je entendu.

En ce temps-là le Seigneur séjournait, près de Vésâli, dans le pavillon à pignons de la Grande Forêt.

Un matin le Seigneur s’habilla de bonne heure, prit son bol et sa robe. Il avait l’intention de se rendre à Vésâli (à la tête de la communauté monastique, laquelle l’attendait à l’entrée du monastère) pour y mendier quand Saccaka le fils des sans-lien, qui marchait beaucoup et se déplaçait constamment, se dirigea vers le pavillon à pignons dans la Grande Forêt. Le vénérable Ânanda vit au loin Saccaka qui approchait et il dit au Seigneur :

—Seigneur, Saccaka, ce fils des sans-lien, qui tient des discours, se dit savant et jouit d’une bonne réputation auprès des foules approche. Il serait bon que le Seigneur s’asseye un moment par compassion pour lui. (Ânanda plia sa cape en quatre et) le Seigneur s’assit sur le siège ainsi préparé.

En arrivant, Saccaka se dirigea vers le Seigneur, il échangea des paroles courtoises avec lui et conclut leur dialogue aimable et mémorable en s’asseyant convenablement. Une fois bien assis, Saccaka dit au Seigneur :

—Il y a, honorable Gotama, des ascètes et des brahmanes qui vivent en se consacrant à la culture du corps mais pas à la culture de l’esprit, car ils sont soumis à un ressenti corporel désagréable. Et pour celui qui souffre d’une douleur corporelle, des crampes peuvent survenir dans ses cuisses, son cœur peut battre follement, du sang rouge sortir de sa bouche, et son esprit s’agiter jusqu’à la démence. Chez celui-là l’esprit est à la remorque du corps, sous la domination du corps. Pour quelle raison ? Parce qu’il n’a pas cultivé son esprit.

Mais il y a aussi, honorable Gotama, des ascètes et des brahmanes qui vivent en se consacrant à la culture de l’esprit mais pas à la culture du corps, car ils sont soumis à un ressenti mental désagréable. Et pour celui qui subit une souffrance mentale, des crampes peuvent survenir dans ses cuisses, son cœur peut battre follement, du sang rouge sortir de sa bouche, et son esprit s’agiter jusqu’à la démence. Chez celui-là le corps est à la remorque de l’esprit, sous la domination de l’esprit. Pour quelle raison ? Parce qu’il n’a pas cultivé son corps. Assurément les disciples de l’honorable Gotama vivent en se consacrant à la culture de l’esprit et non à la culture du corps.

—Mais toi, Aggivessana, qu’as-tu entendu concernant la culture du corps ?

—Prenons par exemple Nanda Vaccha, Kisa Saṅkicca ou Makkhali Gosâla. Ceux-là, honorable Gotama, vivent nus, se conduisent de façon choquante (ils transgressent volontairement les usages), lèchent dans leur main la nourriture (posée là par les fidèles), n’obéissent pas aux invitations “venez, seigneur” ou “attendez, seigneur” (lancées par les fidèles quand ils proposent à manger). Ils ne mangent pas la nourriture apportée en premier ni celle préparée à leur intention ni celle à laquelle on les convie. Ils n’acceptent pas la nourriture du bord du pot ni celle du bord de la marmite (pour éviter que le pot ou la marmite ne soient touchés, blessés par la cuillère), ni celle qui franchit un seuil, une baguette ou un pilon, ils ne l’acceptent pas quand deux personnes mangent ensemble (il se peut qu’une des deux se lève pour faire un don et que cette situation crée une gêne), ils ne l’acceptent pas d’une femme enceinte, d’une femme allaitante ou d’une femme amoureuse (car cela peut nuire à l’embryon, au nourrisson ou au plaisir), ni de pourvoyeurs, ni là où il y a un chien (pour ne pas prendre sa part), ni là où pullulent les mouches (pour ne pas les gêner). Ils ne mangent pas de poisson ni de viande et ne boivent pas de liqueurs, d’alcools ni de céréales fermentées. Ils reçoivent la nourriture dans une seule maison, une seule louche ; dans deux maisons, deux louches… dans sept maisons, sept louches. Ils se nourrissent d’un seul petit don, de deux petits dons… de sept petits dons. Ils mangent tous les jours, tous les deux jours… tous les sept jours. Ils s’appliquent même à ne manger qu’une fois par quinzaine.

—Est-ce seulement de cela, Aggivessana, qu’ils se nourrissent ?

—Pas seulement, honorable Gotama. De temps en temps ils dévorent des nourritures abondantes et succulentes, ils mangent d’excellents aliments en quantité, ils savourent de nombreux mets délectables, ils boivent de multiples boissons délicieuses. Ils revigorent leur corps ainsi, le font croître et l’engraissent.

—Ils l’affaiblissent d’abord pour le renforcer ensuite, il y a donc croissance et décroissance de leur corps. Et qu’as-tu entendu, Aggivessana, concernant la culture de l’esprit ?

Mais questionné par le Seigneur sur la culture de l’esprit, Saccaka fut incapable de formuler la moindre réponse. Le Seigneur lui dit alors :

—La culture du corps dont tu as parlé précédemment, Aggivessana, n’est pas une culture du corps conforme à l’éducation des Purs. Assurément tu ne connais rien à la culture du corps. D’où pourrais-tu savoir comment cultiver l’esprit ? Écoute à présent, Aggivessana, comment ne cultiver ni le corps ni l’esprit, et comment développer et le corps et l’esprit. Fais bien attention, je vais parler.

—Bien, vénérable, lui répondit Saccaka.

Le Seigneur dit ceci :

« Et comment, Aggivessana, ne cultive-t-on ni le corps ni l’esprit ? Voici qu’apparaît un ressenti agréable chez un être ordinaire, ignorant. Quand il est touché par ce ressenti agréable, il en est ravi et succombe à ce ravissement. Quand ce ressenti agréable s’arrête, à cause de cette cessation, un ressenti désagréable se manifeste, cet homme s’en attriste, se démoralise, se lamente, se frappe la poitrine et tombe dans l’égarement. Le ressenti agréable s’est emparé de son esprit parce qu’il n’a pas cultivé son corps, et le ressenti désagréable l’a envahi parce qu’il n’a pas cultivé son esprit. Dans tous les cas où le ressenti agréable s’empare de l’esprit parce qu’on n’a pas cultivé son corps et où le ressenti désagréable l’envahit parce qu’on n’a pas cultivé son esprit, quand il y a l’un et l’autre, ni le corps ni l’esprit ne sont cultivés.

Et comment, Aggivessana, cultive-t-on et le corps et l’esprit ? Voici qu’apparaît un ressenti agréable chez un disciple pur et instruit. Quand il est touché par ce ressenti agréable, il n’en est pas ravi et ne succombe pas au ravissement. Quand ce ressenti agréable s’arrête, à cause de cette cessation, un ressenti désagréable se manifeste, mais le disciple ne s’en attriste pas, ne se démoralise pas, ne se lamente pas, ne se frappe pas la poitrine et ne tombe pas dans l’égarement. Le ressenti agréable ne s’est pas emparé de son esprit parce qu’il a cultivé son corps, et le ressenti désagréable ne l’a pas envahi parce qu’il a cultivé son esprit. Dans tous les cas où le ressenti agréable ne s’empare pas de l’esprit parce qu’on a cultivé son corps et où le ressenti désagréable ne l’envahit pas parce qu’on a cultivé son esprit, quand il y a l’un et l’autre, le corps et l’esprit sont cultivés.

—Vu ainsi j’ai toute confiance dans l’honorable Gotama car l’honorable Gotama a cultivé son corps et son esprit.

—Tu dis cette parole, Aggivessana, en moquant et en caricaturant (mes qualités) et pourtant je vais te expliquer. Depuis que je me suis fait raser les cheveux et la barbe, que j’ai revêtu les robes safran et que je suis passé du foyer au sans-foyer, il ne s’est jamais trouvé qu’un ressenti agréable se soit emparé de mon esprit ni qu’un ressenti désagréable l’ait envahi.

—Mais, honorable Gotama, n’est-il apparu aucun ressenti agréable tel qu’il aurait pu s’emparer de ton esprit ni aucun ressenti désagréable tel qu’il aurait pu l’envahir ?

—Comment, Aggivessana, n’y en aurait-il pas eu ? En effet, avant ma pleine réalisation, alors que je n’étais pas encore pleinement réalisé mais seulement bodhisatta, j’ai pensé : “Le foyer est encombré et poussiéreux alors que l’errance se vit au grand air. Il n’est pas facile pour ceux qui restent chez eux de mener la vie sainte dans son intégralité, entièrement pure et polie comme une conque. Je devrais me faire raser les cheveux et la barbe, revêtir les robes safran et passer du foyer au sans-foyer. Autrefois, Aggivessana, quand j’étais jeune, j’avais les cheveux d’un noir de jais…

(le texte reprend le Récit du prince Bodhi, n° 85, traduit dans Les Empreintes d’éléphant, avec le grand départ, l’épisode d’Âḷâra Kâlâma, celui d’Uddaka Râmaputta, l’arrivée à Uruvélâ, les trois comparaisons du morceau de bois, les pratiques sans respiration, les privations de nourriture, la fin de ces privations, les jhânas, la remémoration des habitats antérieurs, la connaissance de la mort et de la renaissance des êtres, l’élimination de toutes les contaminations)

…telle fut, Aggivessana, la troisième connaissance que j’acquis lors de la dernière veille de la nuit. L’aveuglement fut éliminé et la connaissance apparut, l’obscurité fut supprimée et la lumière brilla, comme il arrive quand on agit avec vigilance, énergie et détermination. Même les ressentis agréables de cette sorte ne s’emparèrent pas de mon esprit.

Je suis bien conscient, Aggivessana, du fait que je parle du dhamma à une assemblée de plusieurs centaines, et que certains d’entre d’eux peuvent penser : “C’est pour moi que l’ascète Gotama expose le dhamma”. Mais il ne faut pas voir les choses ainsi, car c’est en permettant des compréhensions multiples que le Tathâgata enseigne le dhamma aux autres.

« À la fin du discours, Aggivessana, je fixe ma conscience intérieurement sur le même signe de la concentration qu’auparavant, je l’y stabilise, l’unifie et le concentre, et j’y demeure à chaque fois une éternité.

—Pour cela on peut faire confiance à l’honorable Gotama comme à un Accompli, un parfait Bouddha. Mais l’honorable Gotama avoue dormir dans la journée.

—Je reconnais, Aggivessana, qu’au dernier mois de la saison chaude, après le repas, étant revenu de ma tournée d’aumône, je plie ma cape en quatre, je me mets sur le côté droit et j’entre en toute conscience dans le sommeil.

—Certains ascètes et brahmanes, honorable Gotama, qualifient cela de conduite d’égarement

—Il n’y a pas là, Aggivessana, d’égarement ou de non-égarement. Écoute, Aggivessana, comment on se trouve dans l’égarement ou dans le non-égarement, fais bien attention, je vais parler.

—Bien, répondit Saccaka, le fils des sans-lien, au Seigneur.

Et le Seigneur dit ceci :

—J’appelle égaré, Aggivessana, quiconque n’a pas éliminé les contaminations, ces souillures mentales qui causent de nouvelles existences, ces sujets de crainte qui font mûrir les malheurs comme la naissance, le vieillissement et la mort. Car la non-élimination des contaminations définit l’égaré.

Et j’appelle non égaré, Aggivessana, quiconque a éliminé les contaminations, ces souillures mentales qui causent de nouvelles existences, ces sujets de crainte qui font mûrir les malheurs comme la naissance, le vieillissement et la mort. Car l’élimination des contaminations définit le non-égaré.

Chez le Tathâgata, Aggivessana, les contaminations ont été éliminées, éradiquées, arasées, n’existent plus et ne peuvent pas reparaître dans le futur. De même qu’un palmier dont la tête a été coupée ne peut plus pousser de nouveau, de même chez le Tathâgata, Aggivessana, les contaminations n’existent plus et ne peuvent pas reparaître dans le futur. »

Ainsi parla-t-il. Et Saccaka le fils des sans-lien dit au Seigneur :

—C’est merveilleux, honorable Gotama ! C’est admirable comment l’honorable Gotama, agressé par des propos moqueurs, caricaturé, assailli de paroles spécieuses, a conservé un teint clair et un visage lumineux, tel un Accompli, un parfait Bouddha.

Je me souviens, honorable Gotama, d’avoir lutté contre Pûraṇa Kassapa… Makkhali Gosâla… Ajita Kesakambala… Padukha Kaccâyana… Sañjaya Belațțhaputta… Nigaṇṭha Nâthaputta, parole contre parole. Ainsi attaqués parole contre parole, ils changeaient de sujet, dirigeaient la conversation vers autre chose et manifestaient de la colère, de l’agressivité et du mécontentement. Mais l’honorable Gotama, agressé par des propos moqueurs, caricaturé, assailli de paroles spécieuses, a conservé un teint clair et un visage lumineux, tel un Accompli, un parfait Bouddha.

À présent, honorable Gotama, nous partons, nous avons bien des devoirs, beaucoup à faire.

—Si tu penses, Aggivessana, que le moment en est venu.

Alors Saccaka, le fils des sans-lien, satisfait des paroles du Seigneur et s’en étant réjoui, se leva de son siège et s’en alla.





Bodhi leaf


Traduit du Pāḷi par Christian Maës.

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