MN 102
Pañcattaya Sutta
— Le récit du cinq-et-trois —

Diverses vues philosophiques à propos du futur, du passé, et de l'Extinction (Nibbāna).




Traduction de Christian Maës


Ainsi ai-je entendu.

En ce temps-là le Seigneur séjournait près de Sâvatthi dans le parc Anâthapiṇḍika du bois Jéta.

En cette occasion le Seigneur s’adressa aux moines :

—Moines !

—Oui, Seigneur, lui répondirent les moines.

Le Seigneur leur dit :

—Il y a, moines, des ascètes et des brahmanes qui s’intéressent à l’avenir, qui examinent l’avenir et qui émettent des opinions variées concernant l’avenir. Certains déclarent que le moi (attā) perçoit (saññin) et reste intact (arogo) après la mort. D’autres affirment que le moi ne perçoit rien mais reste intact après la mort. Et d’autres que le moi tantôt perçoit tantôt ne perçoit rien mais reste intact après la mort. D’autres enfin que le moi ni ne perçoit ni ne perçoit pas mais reste intact après la mort. Et certains enseignent que l’être (satta) existant est détruit, qu’il disparaît et n’existe plus, ou bien ils proclament son dénouement dans la réalité présente (diṭṭhadhammanibbāna).

Certains font donc savoir que le moi existant reste intact après la mort, d’autres enseignent la destruction, la disparition et l’extinction de l’être existant, et d’autres proclament son dénouement dans la réalité présente. Ainsi cinq font trois, et trois valent cinq. Tel est le sommaire du cinq et trois.

« Parmi ces honorables ascètes et brahmanes qui affirment que le moi perçoit et reste intact après la mort, certains enseignent que ce moi qui perçoit et reste intact après la mort a une apparence, ou… n’a pas d’apparence, ou… tantôt a une apparence tantôt n’en a pas, ou… ni n’a ni n’a pas d’apparence. Certains ascètes et brahmanes enseignent que ce moi qui perçoit et reste intact après la mort perçoit l’unité… ou perçoit la multiplicité… qu’il a une perception réduite… ou une perception incommensurable. Et parmi ceux qui vont plus loin, certains proclament que la globalité de conscienceest incommensurable autant qu’immuable.

Le Tathâgata connaît tout cela avec sagacité : certains des ascètes et des brahmanes qui déclarent que le moi perçoit et reste intact après la mort enseignent qu’un tel moi perçoit l’unité… ou perçoit la multiplicité… qu’il a une perception réduite… ou une perception incommensurable. Le Tathâgata sait aussi laquelle des perceptions est appelée la plus pure, l’ultime, la meilleure, celle qui n’a pas d’égal, que ce soit parmi les perceptions d’une apparence, les perceptions d’une non-apparence, les perceptions d’unité ou les perceptions de multiplicité, et que certains déclarent le domaine du néant—“il n’y a rien “—comme incommensurable et immuable. Tout cela est conditionné, et donc grossier (oḷarika), mais l’arrêt (nirodha) des activités mentales (saṅkhārā) est possible. Connaissant cette possibilité, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« Dans le cas, moines, des ascètes et des brahmanes qui déclarent que le moi ne perçoit rien mais reste intact après la mort, certains d’entre eux enseignent que ce moi qui ne perçoit rien mais reste intact après la mort a une apparence… ou n’a pas d’apparence… ou tantôt en a une tantôt n’en a pas… ou ni n’a ni n’a pas d’apparence. Et certains d’entre eux critiquent les ascètes et les brahmanes qui affirment que le moi perçoit et reste intact après la mort. Pourquoi donc ? Parce qu’ils disent que la perception est une maladie, une tumeur, une écharde, alors que cela est paisible, cela est excellent, à savoir l’absence de perception.

Le Tathâgata connaît tout cela avec sagacité : parmi les ascètes et les brahmanes qui enseignent que le moi ne perçoit rien mais reste intact après la mort, certains enseignent que ce moi qui ne perçoit rien mais reste intact après la mort a une apparence… ou n’a pas d’apparence… ou tantôt en a une tantôt n’en a pas… ou ni n’a ni n’a pas d’apparence. Mais il ne peut se trouver qu’un ascète ou un brahmane dise : “C’est en dehors de toute apparence, en dehors de tout type de ressenti, en dehors de toute perception, en dehors de toute activité mentale, en dehors de tout état de conscience que j’enseignerai les allées et les venues, les morts et les naissances, le développement, la croissance et l’abondance”. Tout cela est conditionné, et donc grossier. Mais l’arrêt des activités mentales est possible. Sachant qu’il est possible, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« Dans le cas, moines, des ascètes et des brahmanes qui déclarent que le moi ni ne perçoit ni ne perçoit pas mais reste intact après la mort, certains d’entre eux enseignent que ce moi qui ni ne perçoit ni ne perçoit pas mais reste intact après la mort a une apparence… ou n’a pas d’apparence… ou tantôt en a une tantôt n’en a pas… ou ni n’a ni n’a pas d’apparence. Et certains d’entre eux critiquent les ascètes et les brahmanes qui affirment que le moi ne perçoit pas mais reste intact après la mort. Pourquoi donc ? Parce qu’ils disent que la perception est une maladie, une tumeur, une écharde, que la non-perception est confusion, alors que cela est paisible, cela est excellent, à savoir le ni-perception-ni-non-perception.

Le Tathâgata connaît tout cela avec sagacité : parmi les ascètes et les brahmanes qui enseignent que le moi ni ne perçoit ni ne perçoit pas mais reste intact après la mort, certains font savoir que ce moi a une apparence… ou n’a pas d’apparence… ou tantôt en a une tantôt n’en a pas… ou ni n’a ni n’a pas d’apparence. Et certains ascètes et brahmanes enseignent l’obtention de ce domaine (sans perception ni non-perception) par la simple action de connaître avec sagacité le vu, l’entendu et le senti. Mais cette façon de faire interdit en fait l’acquisition de ce domaine car il est dit qu’on ne peut l’atteindre par les activités mentales (grossières, liées aux cinq sens physiques) et qu’il faut y accéder par un reste d’activité (subtile). Tout cela est conditionné, et donc grossier. Mais l’arrêt des activités mentales est possible. Sachant que c’est possible, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« En ce qui concerne, moines, les ascètes et les brahmanes qui déclarent que le moi existant est détruit, qu’il disparaît et n’existe plus, certains d’entre eux critiquent les ascètes et les brahmanes qui enseignent que le moi perçoit et reste intact après la mort, certains critiquent les honorables ascètes et brahmanes qui enseignent que le moi ne perçoit rien mais reste intact après la mort, certains critiquent les honorables ascètes et brahmanes qui enseignent que le moi tantôt perçoit et tantôt ne perçoit pas mais reste intact après la mort, certains critiquent les honorables ascètes et brahmanes qui enseignent que le moi ni ne perçoit ni ne perçoit pas mais reste intact après la mort. Pour quelle raison ? Parce que tous ces honorables ascètes et brahmanes proclament seulement leur attachement à poursuivre plus avant : “nous deviendrons cela après notre trépas, nous serons ainsi après la mort”. De même qu’un marchand qui voyage pour son commerce pense : “là je trouverai ceci, par ce moyen j’obtiendrai cela”, de même ces honorables ascètes et brahmanes pensent clairement à l’instar du marchand : “nous deviendrons cela après notre trépas, nous serons ainsi après la mort”.

Le Tathâgata connaît tout cela avec sagacité : ces bons ascètes et brahmanes qui enseignent que l’être existant est détruit, qu’il disparaît et n’existe plus ont peurde l’agglomérat personnel (sakkāya : tout ce qu’on peut considérer comme étant moi, ou mien), ils en sont dégoûtés, mais courent autour de lui et lui tournent autour. Un chien attaché par une laisse en cuir à un pilier ou à un piquet solide court autour du pilier ou du piquet et tourne autour (sans pouvoir s’en écarter), de même ces honorables ascètes et brahmanes qui ont peur de l’agglomérat personnel et en sont dégoûtés courent autour de lui et tournent tout autour. Tout cela est conditionné, et donc grossier. Mais l’arrêt des activités mentales est possible. Sachant qu’il est possible, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« Moines, les ascètes et les brahmanes qui s’intéressent à l’avenir, qui examinent l’avenir et qui émettent des opinions variées concernant l’avenir proclament tous ces cinq positions (āyatana), ou l’une d’entre elles.

Mais il y a aussi des ascètes et des brahmanes qui s’intéressent au passé, qui examinent le passé et qui émettent des opinions variées relatives au passé. Certains proclament : “le moi et le monde sont permanents, cela seul est vrai, toute autre chose est illusion”. D’autres proclament : “le moi et le monde sont temporaires… sont permanents et temporaires… ne sont ni permanents ni temporaires… le moi et le monde ont une limite… ils sont illimités… ils sont limités et illimités… ils ne sont ni limités ni illimités… ils perçoivent l’unité… ils perçoivent la diversité… ils ont une perception réduite… une perception incommensurable, cela seul est vrai, toute autre chose est illusion”. Certains affirment que le moi et le monde sont uniquement agréables… ou qu’ils sont uniquement désagréables… ou tantôt agréables tantôt désagréables… ou ni désagréables ni agréables (dans le quatrième jhâna), cela seul est vrai, toute autre chose est illusion”.

Dans tous ces cas, moines, il n’est pas possible qu’en dehors de la confiance, en dehors de leurs inclinations, en dehors de la tradition, en dehors d’une réflexion sur les causes, en dehors du plaisir à comprendre les opinions, les ascètes et les brahmanes qui affirment et qui croient que le moi et le monde sont permanents… …ou que le moi et le monde ne sont ni désagréables ni agréables, que cela seul est vrai, que toute autre chose est illusion, puissent avoir par eux-mêmes une connaissance parfaitement pure et parfaitement claire. Or, s’ils n’ont pas par eux-mêmes une connaissance parfaitement pure et parfaitement claire, toute petite portion de savoir que ces honorables ascètes et brahmanes réussissent à clarifier s’appelle attachement à ce savoir. Tout cela est conditionné, et donc grossier. Mais l’arrêt des activités mentales est possible. Sachant qu’il est possible, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« À présent, moines, un ascète ou un brahmane renonce à considérer le passé, renonce à considérer l’avenir, se défait totalement des chaînes sensorielles (kāmasaṁyojana), arrive de ce fait au ravissement de l’isolement (dans l’un des deux premiers jhânas) et y demeure : “cela est paisible, cela est excellent, à savoir ce ravissement de l’isolement (pavivekā pīti) où je suis arrivé et où je demeure”. Mais ce ravissement cesse (avec la fin du jhâna). À cause de cet arrêt apparaît une insatisfaction. Quand cette insatisfaction cesse à son tour, le ravissement dans l’isolement revient. De même que la chaleur envahit (le matin) ce qu’abandonne l’ombre et que l’ombre envahit (le soir) ce que la chaleur délaisse, de même, quand le ravissement cesse, de l’insatisfaction apparaît, et quand cette insatisfaction cesse, le ravissement revient.

Le Tathâgata connaît tout cela avec sagacité : cet honorable ascète ou brahmane a renoncé à considérer le passé, il a renoncé à considérer l’avenir, il s’est totalement défait des chaînes sensorielles, est arrivé de ce fait dans le ravissement de l’isolement et y demeure : “cela est paisible, cela est excellent, à savoir ce ravissement de l’isolement où je suis arrivé et où je demeure”. Mais ce ravissement cesse. À cause de cet arrêt apparaît de l’insatisfaction. Quand cette insatisfaction cesse, le ravissement dans l’isolement revient. Tout cela est conditionné et donc grossier. Mais l’arrêt des activités mentales est possible. Sachant qu’il est possible, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« Et voici, moines, qu’un ascète ou un brahmane renonce à considérer le passé, renonce à considérer l’avenir, se défait totalement des chaînes sensorielles, transcende le ravissement de l’isolement, atteint le bonheur raffiné (du troisième jhâna) et y demeure : “cela est paisible, cela est excellent, à savoir ce bonheur raffiné (nirāmisa sukha) que j’ai acquis et où je demeure”. Mais ce bonheur raffiné cesse. À cause de cet arrêt apparaît le ravissement de l’isolement. Quand ce ravissement cesse, le bonheur raffiné réapparaît. De même que la chaleur envahit ce qu’abandonne l’ombre et que l’ombre envahit ce que la chaleur délaisse, de même, quand le bonheur raffiné cesse, le ravissement de l’isolement apparaît, et quand le ravissement cesse, le bonheur raffiné réapparaît.

Le Tathâgata connaît tout cela avec sagacité : cet honorable ascète ou brahmane a renoncé à considérer le passé, il a renoncé à considérer l’avenir, il s’est totalement défait des chaînes sensorielles, il a transcendé le ravissement de l’isolement, il a atteint le bonheur raffiné et y demeure : “cela est paisible, cela est excellent, à savoir ce bonheur raffiné que j’ai acquis et où je demeure”. Tout cela est conditionné, et donc grossier. Mais l’arrêt des activités mentales est possible. Sachant qu’il est possible, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« À présent, moines, un ascète ou un brahmane renonce à considérer le passé, renonce à considérer l’avenir, se défait totalement des chaînes sensorielles, transcende le ravissement de l’isolement, transcende le bonheur raffiné, acquiert le ressenti ni désagréable ni agréable (du quatrième jhâna) et y demeure : “cela est paisible, cela est excellent, à savoir ce ressenti ni désagréable ni agréable que j’ai acquis et où je demeure”. Mais ce ressenti ni désagréable ni agréable cesse. À cause de sa disparition apparaît le bonheur raffiné. Quand le bonheur raffiné cesse, le ressenti ni désagréable ni agréable revient. De même que la chaleur envahit ce qu’abandonne l’ombre et que l’ombre envahit ce que la chaleur délaisse, de même, quand le ressenti ni désagréable ni agréable cesse, le bonheur raffiné apparaît. Quand le bonheur raffiné cesse, le ressenti ni désagréable ni agréable revient.

Le Tathâgata connaît tout cela avec sagacité : cet honorable ascète ou brahmane a renoncé à considérer le passé, il a renoncé à considérer l’avenir, il s’est totalement défait des chaînes sensorielles, il a transcendé le ravissement de l’isolement, transcendé le bonheur raffiné, il a atteint le ressenti ni désagréable ni agréable et y demeure : “cela est paisible, cela est excellent, à savoir ce ressenti ni désagréable ni agréable que j’ai acquis et où je demeure”. Mais ce ressenti ni désagréable ni agréable cesse. À cause de sa disparition apparaît le bonheur raffiné. Quand le bonheur raffiné cesse, le ressenti ni désagréable ni agréable revient. Tout cela est conditionné, et donc grossier. Mais l’arrêt des activités mentales est possible. Sachant qu’il est possible, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« Et voici, moines, un ascète ou un brahmane qui renonce à considérer le passé, renonce à considérer l’avenir, qui se défait totalement des chaînes sensorielles, qui transcende le ravissement de l’isolement, transcende le bonheur raffiné, transcende le ressenti ni désagréable ni agréable et contemple : “Moi je suis apaisé (santo), moi je suis éteint (nibbuto), moi je suis sans attachement (anupādāno)”.

Le Tathâgata connaît tout cela avec sagacité : cet honorable ascète ou brahmane a renoncé à considérer le passé, il a renoncé à considérer l’avenir, il s’est totalement défait des chaînes sensorielles, a transcendé le ravissement dans l’isolement, transcendé le bonheur raffiné, transcendé le ressenti ni désagréable ni agréable, et contemple : “Moi je suis apaisé, moi je suis éteint, moi je suis sans attachement”. Assurément ce vénérable proclame avec fierté le cheminement qui convient parfaitement au Dénouement. Mais cet honorable ascète ou brahmane a encore de l’attachement car il est attaché à un point de vue sur le passé, ou bien à un point de vue sur l’avenir, ou encore à une chaîne sensorielle, ou peut-être au ravissement dans l’isolement, si ce n’est au bonheur raffiné ou au ressenti ni désagréable ni agréable. Et ce que contemple ce vénérable qui pense “moi je suis apaisé, moi je suis éteint, moi je suis sans attachement” est appelé attachement de cet honorable ascète ou brahmane. Tout cela est conditionné, et donc grossier. Mais l’arrêt des activités mentales est possible. Sachant qu’il est possible, le Tathâgata voit comment échapper (à ces activités) et les transcender.

« Le Tathâgata, moines, connaît dans sa réalité la pleine Réalisation (abhisambuddha)—un nom pour la meilleure des Paix (santi)—qui comprend bien l’apparition et la disparition des six domaines d’expérience (phassāyatana), leurs avantages, leurs inconvénients et la façon de leur échapper ; aussi est-il délivré sans plus aucun attachement.

C’est parce que le Tathâgata connaît dans sa réalité la pleine Réalisation—un nom pour la meilleure des Paix—qui comprend l’apparition et la disparition des six domaines d’expérience, leurs avantages, leurs inconvénients et la façon de leur échapper, qu’il est délivré sans plus aucun attachement. »

Ainsi parla le Seigneur.

Les moines furent satisfaits et se réjouirent des paroles du Seigneur.





Bodhi leaf


Traduit du Pāḷi par Christian Maës.

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