MN 85
Bodhirājakumāra Sutta
— Le récit du prince Bodhi —

Le Bouddha réfute l'allégation selon laquelle le plaisir est à obtenir à travers la douleur en racontant sa propre quête pour atteindre l'éveil.




Traduction de Christian Maës


Ainsi ai-je entendu.

En ce temps-là le Seigneur séjournait chez les Bhaggas, près de Suṁsumâragira, dans le Parc aux Daims du bois Bhésakalâ.

A cette époque le palais du Lotus Rouge, récemment construit pour le prince Bodhi, n’avait pas encore été habité, ni par un ascète, ni par un brahmane, ni par quelque être humain que ce soit.

Le prince Bodhi s’adressa au jeune Sañjikâputta :

—Va trouver le Seigneur, bon Sañjikâputta. Quand tu le verras, salue de la tête en mon nom les pieds du Seigneur et demande-lui s’il n’est pas malade ni indisposé, s’il se sent alerte, vigoureux et en bonne santé. Puis ajoute : “Que le Seigneur veuille bien prendre le repas de demain chez le prince Bodhi avec la communauté des moines”.

—Bien, votre honneur, répondit le jeune Sañjikâputta, et il se rendit auprès du Seigneur.

Il salua le Seigneur en arrivant et conclut leur dialogue aimable et mémorable en s’asseyant convenablement. Une fois bien assis, le jeune Sañjikâputta dit au Seigneur :

—Le prince Bodhi salue de la tête les pieds de l’honorable Gotama, il s’enquiert s’il n’est pas malade ni indisposé, s’il se sent alerte, vigoureux et en bonne santé. Il dit aussi : “Que le Seigneur veuille bien prendre le repas de demain chez le prince Bodhi avec la communauté des moines”.

Le Seigneur accepta en gardant le silence. Le jeune Sañjikâputta comprit l’acceptation, se leva de son siège et retourna auprès du prince Bodhi auquel il raconta en détail toute sa démarche.

A la fin de la nuit le prince Bodhi fit préparer dans sa résidence de plantureuses nourritures et boissons et il fit tapisser de belles étoffes le sol du palais du Lotus Rouge jusqu’à l’escalier de l’ouest. Puis il s’adressa au jeune Sañjikâputta :

—Va trouver le Seigneur, bon Sañjikâputta. Quand tu le verras, annonce-lui que c’est l’heure : “Il est temps, Seigneur, le repas est prêt”.

—Bien, votre honneur, répondit le jeune Sañjikâputta, et il se rendit auprès du Seigneur pour lui annoncer que c’était l’heure.

Alors le Seigneur qui s’était habillé de bon matin, prit son bol et sa cape et se dirigea vers la résidence du prince Bodhi. A ce moment le prince attendait le Seigneur au portail extérieur. Il vit approcher le Seigneur et s’avança pour l’accueillir, le salua et, le faisant passer devant lui, il l’accompagna au palais du Lotus Rouge. Mais au pied de l’escalier de l’ouest, le Seigneur s’arrêta.

Le prince Bodhi lui dit une première fois : “Que le Seigneur marche sur les étoffes, que le Bien-allé marche sur les étoffes afin que cela me vaille bonheur et bienfaits pour longtemps”. Mais le Seigneur garda le silence.

Le prince répéta la même chose une deuxième fois, mais le Seigneur resta encore silencieux.

A la troisième fois, le Seigneur regarda le vénérable Ânanda. Celui-ci dit au prince Bodhi :

—Que l’on replie les étoffes, prince. Le Seigneur ne marchera pas dessus. Le Tathâgata regarde avec sollicitude la foule qui le suit.

Le prince Bodhi fit replier les étoffes puis il montra les sièges à l’étage supérieur du palais. Alors le Seigneur entra dans le palais et s’assit sur le siège indiqué, et la communauté des moines avec lui.

Le prince servit de sa propre main la communauté des moines avec le Bouddha à sa tête, il leur offrit jusqu’à satiété d’excellentes nourritures et boissons.

Puis, quand le Seigneur eut fini de manger et retiré sa main du bol, le prince Bodhi prit un siège bas et s’assit convenablement. Une fois bien assis, il dit au Seigneur :

—Je pense, Seigneur, que ce n’est pas par le bonheur que l’on doit accéder au bonheur, mais à travers la souffrance.

—A moi aussi, prince, avant ma pleine réalisation, alors que je n’étais pas encore pleinement réalisé mais seulement, j’ai pensé que ce n’était pas par le bonheur que l’on pouvait accéder au bonheur mais à travers la souffrance.

« Autrefois, prince, quand j’étais jeune, j’avais les cheveux d’un noir de jais, l’éclat de la jeunesse, j’étais dans mon premier âge. Contre la volonté de ma mère et de mon père qui pleuraient et se lamentaient, je me fis couper les cheveux et la barbe, je revêtis les robes safran et je quittai mon foyer pour l’errance.

Dans cette situation, je cherchais ce qui pouvait être bénéfique, j’étais en quête du merveilleux chemin vers la paix ultime.

« Je rencontrai Âḷâra Kâlâma et lui dis :

—Je désire, ami Kâlâra, mener la vie sainte selon cet enseignement-éducation.

Ainsi dis-je, prince, et Âḷâra Kâlâma me répondit :

—Que le vénérable reste ici ! Cet enseignement est tel qu’il ne faut pas longtemps à un homme sage pour voir de ses propres yeux, par connaissance directe, ce qu’a réalisé son propre maître, pour y accéder et y demeurer.

En effet, prince, il ne me fallut pas longtemps—ce fut rapide—pour apprendre entièrement cet enseignement. Dans la mesure où il suffisait d’agiter les lèvres et de répéter des formules, j’affirmais que je savais, que j’étais confirmé, et je prétendais “je sais, je vois”, et les autres avec moi. Mais je pensai alors : “Ce n’est pas seulement par conviction qu’Âḷâra Kâlâma affirme voir cette réalité de ses propres yeux, par connaissance directe, et qu’il affirme y accéder et y demeurer, mais c’est parce qu’il la connaît et la voit vraiment”. Alors j’allai trouver Âḷâra Kâlâma et je lui demandai :

—A quel niveau, ami Kâlâma, se situe cette réalité que tu vois de tes propres yeux, par connaissance directe, que tu atteins, que tu proclames ?

Ainsi parlai-je, prince, et Âḷâra Kâlâma me révéla le domaine du néant. Je pensai ensuite : “Il n’y a pas qu’Âḷâra Kâlâma qui ait de la conviction, moi aussi j’ai de la conviction. Il n’y a pas qu’Âḷâra Kâlâma qui soit énergique, moi aussi je suis énergique. Il n’y a pas qu’Âḷâra Kâlâma qui soit capable de vigilance, moi aussi j’ai une vigilance stable. Il n’y a pas qu’Âḷâra Kâlâma qui ait une concentration intense, moi aussi j’ai une concentration intense. Il n’y a pas qu’Âḷâra Kâlâma qui soit sagace, moi aussi je suis sagace. Je pourrais faire des efforts pour voir de mes propres yeux cette réalité dont Âḷâra Kâlâma proclame qu’il la voit de ses propres yeux, par connaissance directe, qu’il y accède, qu’il y demeure”.

Et il ne fallut pas longtemps, prince,—ce fut rapide—pour que je vois de mes propres yeux, par connaissance directe cette réalité, pour y accéder, pour y demeurer.

« Je retournai voir Âḷâra Kâlâma et lui demandai :

—N’est-ce pas ce niveau de réalité, ami Kâlâma, que tu vois de tes propres yeux, par connaissance directe, auquel tu accèdes, où tu demeures et que tu proclames ?

—C’est bien ce niveau de réalité, mon ami, que je vois de mes propres yeux, par connaissance directe, auquel j’accède et où je demeure.

—Moi aussi, mon ami, je vois de mes propres yeux, par connaissance directe, ce niveau de réalité, j’y accède, j’y demeure.

—C’est une chance pour nous, mon ami, c’est une bonne fortune pour nous de voir un vénérable compagnon dans la vie sainte semblable à nous. Cette réalité que je vois de mes propres yeux, par connaissance directe, à laquelle j’accède et que je proclame, toi aussi tu la vois de tes propres yeux, par connaissance directe, toi aussi tu y accèdes et y demeures. Cette réalité que tu vois de tes propres yeux, par connaissance directe, à laquelle tu accèdes et où tu demeures, moi aussi je la vois de mes propres yeux, par connaissance directe, j’y accède, je la proclame. Cette réalité que je connais, toi aussi tu la connais. Cette réalité que tu connais, moi aussi je la connais. Tu es comme moi. Je suis comme toi. Maintenant, viens, mon ami, prenons soin tous les deux de ce grand groupe de disciples.

Ainsi, prince, Âḷâra Kâlâma qui était mon maître me proclama son égal, moi son disciple, il me fit ce grand honneur. J’ai alors pensé : “Cette réalité ne mène pas au désenchantement, au détachement, à la cessation, au total apaisement, à la connaissance directe, à la pleine réalisation ni au dénouement, mais seulement au domaine du néant”. Ainsi, prince, cette réalité ne me suffisait pas, je m’en détournai.

« Je cherchais de nouveau, prince, ce qui pouvait être bénéfique, j’étais en quête du merveilleux chemin vers la paix ultime. Je rencontrai Uddaka Râmaputta et lui dis :

—Je désire, mon ami, mener la vie sainte selon cet enseignement-éducation.

Uddaka Râmaputta me répondit :

—Que le vénérable reste ici ! Cet enseignement est tel qu’il ne faut pas longtemps à un homme sage pour voir de ses propres yeux, par connaissance directe, ce qu’a réalisé son propre maître, pour y accéder et y demeurer… (le récit reprend mot pour mot l’épisode avec Âḷâra Kâlâma, la seule différence étant que la réalité atteinte est cette fois-ci le domaine sans perception ni absence de perception, soit un degré plus haut que le domaine du néant)

…Ainsi, prince, cette réalité ne me suffisait pas, je m’en détournai.

« Je cherchais de nouveau, prince, ce qui pouvait être bénéfique et j’étais en quête du merveilleux chemin vers la paix ultime. Je progressais par étapes chez les Magadhesis et j’arrivai près d’Uruvélâ, une ville de garnison. Je vis là une étendue de terre agréable, un charmant bosquet d’arbres, une eau courante limpide, ravissante, facile d’accès, et un village proche où aller mendier. Je pensai : “Comme est agréable cette étendue de terre, et charmant ce bosquet d’arbres ! L’eau coule limpide et ravissante, elle est facile d’accès et le village où mendier est proche. Ceci convient à la pratique d’un fils de bonne famille qui veut s’exercer avec vigueur”.

Et c’est là que je m’assis en pensant que ce lieu convenait à une bonne pratique.

« Trois comparaisons merveilleuses et originales, prince, me vinrent spontanément.

Imaginons qu’il y ait un morceau de bois vert, séveux et plongé dans l’eau. Un homme vient avec un bâton à feu pour faire du feu et produire de la chaleur. Penses-tu, prince, qu’il puisse faire du feu et produire de la chaleur en frottant avec le bâton à feu le morceau de bois vert et séveux qui a séjourné dans l’eau ?

—Certainement pas, honorable Gotama. Pourquoi donc ? Parce que ce morceau de bois est vert, séveux, et qu’il a séjourné dans l’eau. Cet homme ne peut récolter que fatigue et contrariétés.

—De même, prince, il y a des ascètes et des brahmanes qui ne tiennent pas leur corps à l’écart des objets des sens et qui n’ont pas éliminé ni apaisé en eux l’élan sensoriel, l’attachement sensoriel, l’hébètement sensoriel, la soif sensorielle ni la fièvre sensorielle. Quand ces honorables ascètes et brahmanes ressentent des douleurs agressives, intenses et âcres, ils ne sont capables d’arriver à la connaissance, à la vision et à l’ultime réalisation. Et même quand ils ne ressentent pas de telles douleurs, ils ne sont pas capables d’accéder à la connaissance, à la vision et à l’ultime réalisation.

Telle fut la première comparaison merveilleuse et originale qui vint m’éclairer.

« Puis une deuxième comparaison merveilleuse et originale me vint spontanément.

Supposons, prince, qu’il y ait un morceau de bois vert et séveux, posé sur le sol loin de l’eau. Un homme vient avec un bâton à feu pour faire du feu et produire de la chaleur. Penses-tu, prince, qu’il peut faire du feu et produire de la chaleur en frottant avec le bâton à feu le morceau de bois vert et séveux, même s’il est posé sur le sol loin de l’eau ?

—Certainement pas, honorable Gotama. Pourquoi donc ? Parce que ce bois est vert, séveux, même s’il est posé sur le sol loin de l’eau. Cet homme ne peut récolter que fatigue et contrariétés.

—De même, prince, il y a des ascètes et des brahmanes qui ne tiennent pas leur corps à l’écart des objets des sens et qui n’ont pas éliminé ni apaisé en eux l’élan sensoriel… Ils sont incapables d’accéder à la connaissance, à la vision et à l’ultime réalisation.

Telle fut la deuxième comparaison merveilleuse et originale qui vint m’éclairer.

La première comparaison visait les errants qui n’ont pas renoncé à avoir une femme et des enfants, la deuxième se rapportait à ceux qui sont chastes mais nourissent encore des attachements. La troisième vaudra pour maître Gotama lui-même.)

« Puis une troisième comparaison merveilleuse et originale me vint spontanément.

Imaginons, prince, qu’il y ait un morceau de bois sec, sans sève et posé sur le sol loin de l’eau. Un homme vient avec un bâton à feu pour faire du feu et produire de la chaleur. Penses-tu, prince, qu’il peut faire du feu et produire de la chaleur en frottant avec le bâton à feu le morceau de bois sec, sans sève et posé sur le sol loin de l’eau ?

—Assurément oui, honorable Gotama. Pourquoi ? Parce que ce bois est sec, sans sève et posé sur le sol loin de l’eau.

—De même, prince, il y a des ascètes et des brahmanes qui tiennent leur corps à l’écart des objets des sens et qui ont éliminé et apaisé en eux l’élan sensoriel, l’attachement sensoriel, l’hébètement sensoriel, la soif sensorielle et la fièvre sensorielle. Quand ces honorables ascètes et brahmanes ressentent des douleurs agressives, intenses et âcres, ils sont capables d’arriver à la connaissance, à la vision et à l’ultime réalisation. Et quand ils ne ressentent pas de telles douleurs, ils sont aussi capables d’accéder à la connaissance, à la vision et à l’ultime réalisation.

Telle fut la troisième comparaison merveilleuse et originale qui vint m’éclairer.

« Puis je pensai, prince : “Je pourrais serrer les dents, appuyer la langue sur mon palais et saisir ainsi les états d’être pernicieux, les écraser et les démolir pour les remplacer par des états bénéfiques”. Je serrai donc les dents et j’appuyai la langue sur le palais, je saisissais ainsi les états d’être pernicieux, je les écrasais et les démolissais pour les remplacer par des états bénéfiques. Et la sueur me coulait des aisselles. C’était comme si un homme robuste en saisissait un autre plus faible par la tête ou les épaules, l’écrasait et le démolissait.

Je mis en œuvre l’énergie, sans relâchement, et j’établis la vigilance, sans distraction. Mon corps était tendu, contracté et traversé par cet effort douloureux, mais ce ressenti si douloureux n’avait pas de prise sur mon esprit.

« Puis je pensai, prince : “Je pourrais m’absorber dans le jhâna sans respiration”. J’empêchai les inspirations et les expirations par la bouche et par le nez. Quand les inspirations et les expirations par la bouche et le nez eurent été stoppées, il y eut le bruit intense des souffles qui s’échappaient par les oreilles. C’était comme le grondement d’un soufflet de forge.

Je mis en œuvre l’énergie, sans relâchement, et j’établis la vigilance, sans distraction. Mon corps était tendu, contracté et traversé par cet effort douloureux, mais ce ressenti si douloureux n’avait pas de prise sur mon esprit.

« Je pensai alors, prince : “Je pourrais m’absorber davantage dans le jhâna sans respiration”. J’empêchai les inspirations et les expirations par la bouche et par le nez. Quand les inspirations et les expirations par la bouche et par le nez eurent été stoppées, j’eus de terribles maux de tête. C’était comme si un homme robuste me fixait un turban sur la tête avec une lanière de cuir trop serrée.

Je mis en œuvre l’énergie, sans relâchement, et j’établis la vigilance, sans distraction. Mon corps était tendu, contracté et traversé par cet effort douloureux, mais ce ressenti si douloureux n’avait pas de prise sur mon esprit.

« Je pensai alors, prince : “Je pourrais m’absorber encore plus dans le jhâna sans respiration”. J’empêchai les inspirations et les expirations par la bouche et par le nez. Quand les inspirations et les expirations par la bouche et le nez eurent été stoppées, des souffles d’une extrême violence me transpercèrent le ventre. C’était comme si un boucher chevronné ou un apprenti boucher me perçait le ventre avec son coutelas bien affûté.

Je mis en œuvre l’énergie, sans relâchement, et j’établis la vigilance, sans distraction. Mon corps était tendu, contracté et traversé par cet effort douloureux, mais ce ressenti si douloureux n’avait pas de prise sur mon esprit.

« Je pensai alors, prince : “Je pourrais m’absorber davantage encore dans le jhâna sans respiration”. J’empêchai les inspirations et les expirations par la bouche et par le nez. Quand les inspirations et les expirations par la bouche et par le nez eurent été stoppées, mon corps devint brûlant. C’était comme quand deux hommes robustes en saisissent un autre plus faible par l’un et l’autre bras, le mettent à chauffer sur un lit de braise et l’y font brûler tout entier.

Je mis en œuvre l’énergie, sans relâchement, et j’établis la vigilance, sans distraction. Mon corps était tendu, contracté et traversé par cet effort douloureux, mais ce ressenti si douloureux n’avait pas de prise sur mon esprit.

En me voyant, des divinités dirent : “L’ascète Gotama est mort”. D’autres divinités : “L’ascète Gotama n’est pas mort mais il est en train de mourir”. Et d’autres encore : “L’ascète Gotama n’est pas mort et n’est pas en train de mourir, il a atteint l’accomplissement car son attitude est celle d’un accompli”.

« Puis j’eus cette idée, prince : “Je pourrais m’abstenir complètement de nourriture”. Mais les divinités vinrent me dire :

—Tu ne dois pas t’abstenir complètement de nourriture, bienheureux. Si tu le fais, nous t’alimenterons par les pores de la peau avec des essences divines qui te maintiendront en vie.

Mais je pensai que prétendre jeûner totalement alors que les divinités me nourrissaient par les pores de la peau avec des essences divines qui me maintiendraient en vie serait un mensonge, et je refusai nettement l’offre des divinités :

—Il suffit, dis-je.

« Puis, prince, j’eus cette idée : “Je pourrais ne m’alimenter que de faibles quantités à la fois, goutte après goutte, que ce soit de bouillie de haricots, de bouillie de vesce, de bouillie de pois chiches ou de bouillie de pois”. Et je ne m’alimentai donc que de faibles quantités, goutte après goutte, de bouillie de haricots, de vesce, de pois chiches ou de pois. Et mon corps devint d’une maigreur extrême.

A cause de ce manque de nourriture, mes membres devinrent noueux comme des sarments. A cause de ce manque de nourriture, mon fondement était excavé comme le sabot d’un chameau. A cause de ce manque de nourriture, ma colonne vertébrale présentait une succession de bosses et de creux comme un empilement de boules. A cause de ce manque de nourriture, mes côtes saillaient irrégulièrement comme les chevrons d’une vieille cabane. A cause de ce manque de nourriture, mes prunelles brillaient au fond des orbites comme de l’eau scintillant au loin dans un puits sans fond. A cause de ce manque de nourriture, la peau de ma tête était parcheminée et ridée comme une citrouille coupée trop jeune. A cause de ce manque de nourriture, si je voulais palper la peau de mon ventre, je touchais ma colonne vertébrale, et si je voulais me palper le dos, j’atteignais la peau de mon ventre, tellement la peau de mon ventre collait à mon dos. A cause de ce manque de nourriture, quand je voulais déféquer ou uriner, je tombais sur place, face contre terre. A cause de ce manque de nourriture, si je me frottais les membres avec les mains pour me revigorer le corps, les poils tombaient, leur racine étant pourrie.

De plus, prince, des hommes dirent en me voyant :

—L’ascète Gotama est noirâtre !

Mais d’autres dirent :

—L’ascète Gotama n’est pas noirâtre, il est bistre.

Et d’autres encore :

—L’ascète Gotama n’est ni noirâtre ni bistre, il est olivâtre.

Ainsi mon teint de peau auparavant si pur et si clair s’était gâté à cause de ce manque de nourriture.

« Puis j’eus cette idée, prince : “Certains ascètes et brahmanes des temps passés ont aussi ressenti des douleurs intenses et âcres, mais celle-ci est plus violente, rien ne la surpasse. Certains ascètes et brahmanes des temps futurs ressentiront des douleurs intenses et âcres, mais celle-ci est plus violente, rien ne la surpasse. Certains ascètes et brahmanes du temps présent ressentent des douleurs intenses et âcres, mais celle-ci est plus violente, rien ne la surpasse. Ce n’est pas par ces sévères mortifications que je peux aller à l’excellente connaissance et vision suprahumaine qui produit les purs. Il doit y avoir un autre chemin vers la réalisation”.

Et je me souvins, prince : “Je me revois assis dans l’ombre fraîche du pommier-rose, lors de la fête des labours que dirigeait mon père le Sakka. En m’isolant du sensoriel, en m’isolant des agents pernicieux, j’accédai à la première absorption—laquelle comporte prise-ferme et application-soutenue et consiste en un ravissement-félicité né de l’isolement—, et j’y demeurai. Ne serait-ce pas là le chemin de la réalisation ?” Et j’eus la conscience forte que c’était bien le chemin de la réalisation.

Mais je me demandai : “N’ai-je pas une inquiétude à cause de ce bonheur extrasensoriel extérieur aux agents pernicieux ?” Et je reconnus que, non, je n’en ressentais pas d’inquiétude.

Puis je pensai : “Il ne sera pas facile d’arriver à ce bonheur avec un corps émacié à l’extrême. Je devrais manger une nourriture substantielle faite de riz cuit et de lait caillé”. Je mangeai donc cette sorte de nourriture substantielle.

A cette époque, prince, cinq moines m’assistaient en ayant dans l’idée : “L’ascète Gotama nous révèlera la vérité lorsqu’il l’aura découverte”. mais quand je mangeai la nourriture substantielle, ces cinq moines furent déçus : “L’ascète Gotama vit maintenant dans l’abondance, il a abandonné l’effort, il est retourné à l’abondance”. Et ils me quittèrent.

« Après avoir mangé substantiellement, prince, en m’isolant du sensoriel, en m’isolant des agents pernicieux, j’accédai au premier jhâna… au deuxième jhâna… au troisième jhâna… au quatrième jhâna …, mais à chaque fois le ressenti agréable qui en résultait n’avait pas de prise sur mon esprit.

« Quand, prince, mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance-remémoration des habitats antérieurs …

Telle fut, prince, la première connaissance que j’acquis lors de la première veille de la nuit. L’aveuglement fut éliminé et la connaissance apparut, l’obscurité fut supprimée et la lumière brilla, comme il arrive quand on agit avec vigilance, énergie et détermination. Mais le ressenti agréable qui en résultait n’avait pas de prise sur mon esprit.

« Quand, prince, mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance de la mort et de la renaissance des êtres …

Telle fut, prince, la deuxième connaissance que j’acquis lors de la veille du milieu de la nuit. L’aveuglement fut éliminé et la connaissance apparut, l’obscurité fut supprimée et la lumière brilla, comme il arrive quand on agit avec vigilance, énergie et détermination. Mais le ressenti agréable qui en résultait n’avait pas de prise sur mon esprit.

« Quand, prince, mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance de l’élimination des contaminations. Je connus en profondeur, en vérité : “Ceci est le malheur”. Je connus en profondeur, en vérité : “Ceci est la source du malheur”. Je connus en profondeur, en vérité : “Ceci est l’arrêt du malheur”. Je connus en profondeur, en vérité : “Ceci est le chemin qui mène à l’arrêt du malheur”. Je connus en profondeur, en vérité : “Ce sont les contaminations”. Je connus en profondeur, en vérité : “Ceci est la source des contaminations”. Je connus en profondeur, en vérité : “Ceci est l’arrêt des contaminations”. Je connus en profondeur, en vérité : “Ceci est le chemin qui mène à l’arrêt des contaminations”.

Alors que je connaissais cela, que je voyais cela, mon esprit fut délivré de la contamination par les sens, mon esprit fut délivré de la contamination par l’existence, mon esprit fut délivré de la contamination par l’aveuglement. Dans la délivrance vint la connaissance : “délivré.” Je sus avec sagacité que la naissance était détruite, la vie sainte vécue, fait ce qui était à faire, et rien de plus ici-bas.

Telle fut, prince, la troisième connaissance que j’acquis lors de la dernière veille de la nuit. L’aveuglement fut éliminé et la connaissance apparut, l’obscurité fut supprimée et la lumière brilla, comme il arrive quand on agit avec vigilance, énergie et détermination.

« J’ai alors pensé, prince : “J’ai atteint cette réalité profonde, difficile à voir, difficile à réaliser, paisible, excellente, inaccessible par la réflexion, absconse et perceptible par les seuls sages. Mais cette humanité aime les attachements, elle se délecte dans les attachements, elle se réjouit des attachements. Et pour une humanité qui aime les attachements, qui s’y délecte et s’en réjouit, il est difficile de voir la coproduction conditionnelle avec sa causalité, il est difficile de voir l’élimination de tous les conditionnements, l’abandon de toutes les tromperies, la destruction du désir, le détachement, la cessation, le dénouement. Et même si je leur exposais cette réalité, les autres ne me comprendraient pas, et ce me serait fatigue, ce me serait nuisance (physique, sans avoir de prise sur l’esprit).

« Et de plus, prince, il me vint naturellement des strophes merveilleuses et originales :

Que de mal j’ai eu à l’atteindre !

A quoi bon la leur révéler ?

Car les méchants et les jouisseurs

Ne pourront la réaliser

Absconse oh combien, à contre-courant

Difficile à voir, subtile et profonde

Les passionnés ne la connaîtront pas

Enfouis sous leur tas de sombre ignorance

Comme je réfléchissais ainsi, prince, j’inclinai à faire peu d’efforts plutôt qu’à révéler cette réalité.

« Alors, prince, Brahma Sahampati sut à quoi je réfléchissais et il pensa : “Le monde est perdu, le monde est ruiné, car le Tathâgata, accompli et parfait Bouddha, tend à faire peu d’efforts et non à révéler cette réalité”.

Aussi facilement qu’un homme robuste étend son bras plié ou plie son bras tendu, Brahma Sahampati quitta le ciel de Brahma et se manifesta devant moi. Il ajusta son vêtement de dessus sur son épaule, salua mains jointes dans ma direction et me dit :

—Que le Seigneur montre la réalité ! Que le Bienheureux révèle la réalité ! Certains êtres ont peu de poussière (dans l’œil de la connaissance). Ils seront perdus s’ils n’entendent pas l’enseignement alors qu’ils peuvent parfaitement connaître cette réalité.

Ainsi parla Brahma Sahampati. Et il ajouta :

Il y avait auparavant au Mâgadha

Un système altéré pensé par des impurs,

De l’immortalité la porte s’est ouverte

Ecoutez les préceptes découverts par le Pur

Du haut d’un pic rocheux

On voit devant ses pieds le pays alentour

Tu es monté en haut du palais du Dhamma

Toi le Sage omniscient qui chasse les chagrins

Contemple les humains percés par les détresses

Noyés dans la naissance et pris par la vieillesse

Debout, toi le Héros, Vainqueur dans les combats

Meneur d’humanité, sois actif dans le monde !

Seigneur qui ne doit rien, montre-leur le Dhamma

Qu’ils connaissent à fond la vérité profonde !

« Je compris la requête de Brahma, prince, et j’examinai le monde, par bonté pour les êtres, avec l’œil de la réalisation. Je vis ainsi des êtres qui avaient peu de poussière et d’autres qui en avaient beaucoup, certains avaient des facultés aiguisées et d’autres des facultés émoussées, certains avaient de bonnes qualités et d’autres de mauvaises, certains étaient intelligents et d’autres stupides. Mais peu d’entre eux voyaient avec crainte l’autre monde et ce qu’il convient de rejeter.

« Imaginons, prince, qu’il y ait un bouquet de lotus bleus, rouges ou blancs. Certains ont germé dans l’eau, poussé dans l’eau et prospèrent immergés. D’autres ont germé dans l’eau, poussé dans l’eau et restent à la surface. Les derniers ont germé dans l’eau, poussé dans l’eau mais ils se dressent hors de l’eau sans être souillés par elle.

De la même façon, prince, quand j’examinai le monde avec l’œil de la réalisation, je vis des êtres qui avaient peu de poussière… et d’autres stupides. Mais peu d’entre eux voyaient avec crainte l’autre monde et ce qu’il convient de rejeter.

Alors je répondis en vers à Brahma Sahampati :

De l’immortalité la porte s’est ouverte

Pour ceux qui peuvent entendre et délier leur confiance

Parce que je voyais les ennuis, ô Brahma,

Je n’ai pas proclamé le Dhamma excellent

Brahma Sahampati dit alors :

—J’ai ouvert la possibilité pour que le Seigneur montre cette réalité.

Puis il me salua, tourna autour de moi en me gardant à sa droite et disparut sur le champ.

« Ensuite, prince, je me suis demandé : “A qui exposerai-je l’enseignement en premier ? Qui peut le comprendre en un instant ?”

Et il me vint : “Âḷâra Kâlâma est sage, docte, sagace. Cela fait longtemps qu’il a peu de poussière. Je dois lui exposer l’enseignement en premier, il le comprendra immédiatement”.

Mais des divinités s’approchèrent de moi pour me dire :

—Âḷâra Kâlâma est mort depuis sept jours, Seigneur.

Je sus et je vis moi aussi qu’Âḷâra Kâlâma était mort depuis sept jours (et se trouvait à présent dans le domaine du néant). Et je pensai que c’était une grande perte pour Âḷâra Kâlâma car, s’il avait entendu cet enseignement, il l’aurait compris instantanément.

Je me demandai de nouveau : “A qui exposerai-je l’enseignement en premier ? Qui peut le comprendre en un instant ?”

Et il me vint : “Uddaka Râmaputta est sage, docte, sagace. Cela fait longtemps qu’il a peu de poussière. Je dois lui exposer l’enseignement en premier, il le comprendra immédiatement”.

Mais les divinités s’approchèrent de moi pour me dire :

—Uddaka Râmaputta est mort la nuit dernière, Seigneur.

Je sus et je vis moi aussi qu’Uddaka Râmaputta était mort la nuit précédente (et se trouvait à présent dans le domaine sans perception ni non-perception). Et je pensai que c’était une grande perte pour Uddaka Râmaputta car, s’il avait entendu cet enseignement, il l’aurait compris instantanément.

Je me demandai encore : “A qui exposerai-je l’enseignement en premier ? Qui peut le comprendre en un instant ?”

Et il me vint : “Les moines du groupe des cinq m’ont beaucoup aidé en m’assistant quand je fournissais de grands efforts. Je dois leur exposer l’enseignement en premier”. Je me demandai où se trouvaient ces moines du groupe des cinq. Et je vis, avec l’œil divin bien purifié et plus qu’humain, qu’ils séjournaient, près de Bénarès, dans le Parc aux Daims d’Isipatana.

J’étais resté près d’Uruvéla autant qu’il me plaisait, je me mis en route pour Bénarès.

Alors que je cheminais sur la grand-route entre Gaya et le Lieu de la Réalisation, Upaka l’adjivique m’aperçut et me dit :

—Tes facultés sont très brillantes, mon ami, ton teint très pur et très clair. Pour qui as-tu quitté ton foyer ? Qui est ton maître ? Dans l’enseignement de qui te complais-tu ?

Ainsi parla-t-il, et je lui répondis en vers :

Moi je suis tout-puissant, omniscient, sans souillure

Au milieu de l’amas des composants variés

J’ai renoncé à tout, sans désir je suis libre

Je connais par moi-même. A qui me référer ?

Je n’ai pas de gourou, je me vois sans égal

Et sans équivalent chez les hommes ou les dieux

Car je suis accompli, je suis maître suprême

Seul et parfait Bouddha, refroidi, consumé

Et je vais à Kâsi pour lancer le Dhamma

Et battre le tambour de l’immortalité

Upaka me dit :

—Selon ce que tu affirmes, mon ami, tu t’estimes Vainqueur sans limites.

Identiques à moi sont toujours les vainqueurs

Ils ont éliminé les contaminations

Partout j’ai triomphé des agents pernicieux

Pour cela, Upaka, je suis vraiment Vainqueur

Ainsi parlai-je, prince, et Upaka l’adjivique me dit :

—Puisse cela être, mon ami !

Il hocha la tête, prit le mauvais chemin et s’en alla.

« Je fis route par étapes vers Bénarès, prince, et j’arrivai au Parc aux Daims d’Isipatana où se trouvait le groupe des cinq moines. Quand ils me virent approcher, les cinq moines se concertèrent :

—L’ascète Gotama arrive, mes amis. Il vit maintenant dans l’abondance, il a abandonné l’effort pour retourner à l’abondance. Il ne faut pas le saluer, se lever de son siège ni prendre son bol ou sa cape. Il faut seulement lui préparer un siège (en raison de son rang social). S’il le désire, il s’assiéra.

Mais plus je m’approchais, prince, moins les moines du groupe des cinq pouvaient respecter leur pacte : certains vinrent à ma rencontre et prirent mon bol et ma cape, d’autres m’indiquèrent un siège, et d’autres apportèrent de l’eau pour les pieds. Mais ils m’appelaient par mon nom et par l’épithète “ mon ami”.

Comme ils parlaient ainsi, je leur dis :

—N’appelez pas le Tathâgata par son nom ni par l’épithète “mon ami”, moines, car le Tathâgata est accompli et parfait Bouddha. Prêtez l’oreille, moines : l’immortalité est atteinte, je l’enseigne, je montre le Dhamma. Si vous suivez mes instructions, il ne vous faudra pas longtemps pour voir de vos propres yeux, par connaissance directe, dans la réalité présente, cet aboutissement insurpassable pour lequel les fils de bonne famille quittent à juste titre leur foyer, pour y accéder et y demeurer.

Ainsi parlè-je, prince, mais les moines du groupe des cinq me dirent :

—Quand tu te comportais, te conduisais et agissais avec austérité, ami Gotama, tu n’as pas atteint l’excellente connaissance et vision suprahumaine qui produit les Purs. Maintenant que tu vis dans l’abondance en ayant abandonné l’effort pour retourner à l’abondance, comment pourrais-tu atteindre cette excellente connaissance et vision ?

Je leur répondis :

—Le Tathâgata, moines, n’est pas un homme d’abondance qui a renoncé à l’effort pour retourner à l’abondance. Prêtez l’oreille : l’immortalité est trouvée, je l’enseigne… il ne vous faudra pas longtemps pour voir de vos propres yeux… cet aboutissement insurpassable…

Mais les moines me tinrent une deuxième fois le même propos et je leur fis la même réponse.

Les moines formulèrent leur question une troisième fois et je leur demandai alors :

—Vous souvenez-vous, moines, que je vous aie déjà tenu pareil discours ?

—Non, Seigneur.

—Le Tathâgata est accompli et parfait Bouddha. Prêtez l’oreille : l’immortalité est trouvée, je l’enseigne… il ne vous faudra pas longtemps pour voir de vos propres yeux… cet aboutissement insurpassable pour lequel les fils de bonne famille quittent à juste titre leur foyer, pour y accéder et y demeurer.

Je réussis, prince, à convaincre les moines du groupe des cinq.

Quand j’instruisais deux moines, les trois autres allaient mendier et nous subsistions tous les six de ce que ces trois moines rapportaient de leur tournée d’aumône. Quand j’instruisais trois moines, les deux autres allaient mendier et nous subsistions tous les six de ce que ces deux moines rapportaient de leur tournée d’aumône.

Et il ne fallut pas longtemps aux moines du groupe des cinq que j’instruisais, à qui j’enseignais, pour voir de leurs propres yeux, par connaissance directe, dans la réalité présente, cet aboutissement insurpassable pour lequel les fils de bonne famille quittent à juste titre leur foyer, pour y accéder et y demeurer. »

Ainsi parla le Seigneur.

Le prince Bodhi demanda au Seigneur :

—Combien de temps faut-il, Seigneur, à un moine guidé par le Tathâgata pour voir de ses propres yeux, par connaissance directe, dans la réalité présente, cet aboutissement insurpassable pour lequel les fils de bonne famille quittent à juste titre leur foyer, pour y accéder et y demeurer ?

—Pour cela, prince, je vais te poser une question et tu pourras y répondre comme tu le jugeras bon. Es-tu expert, prince, dans l’art de monter à dos d’éléphant et de manier le crochet ?

—Oui, Seigneur, je suis expert dans l’art de monter à dos d’éléphant et de manier le crochet.

—Que penses-tu de cela, prince ? Suppose qu’un homme vienne en pensant : “Le prince Bodhi connaît l’art de monter les éléphants et de manier le crochet, je veux apprendre cet art avec lui”. Mais cet homme manque de confiance et ne peut accomplir ce qui exige de la confiance. Il est en mauvaise santé et ne peut accomplir ce qui demande une bonne santé. Il est dissimulateur, hypocrite, et ne peut accomplir ce qui ne peut se faire qu’avec sincérité et droiture. Il est indolent et ne peut accomplir ce qui demande de l’énergie. Il est idiot et ne peut accomplir ce qui exige de l’intelligence. Penses-tu, prince, que cet homme puisse apprendre avec toi l’art de monter les éléphants et de manier le crochet ?

—Seigneur, si un homme est affligé de tous ces défauts pris un par un, il ne peut pas apprendre avec moi l’art de monter à dos d’éléphant et de manier le crochet. Mais qui parle de cinq facteurs ?

—Suppose maintenant, prince, qu’un homme vienne en pensant : “Le prince Bodhi connaît l’art de monter les éléphants et de manier le crochet, je veux apprendre cet art avec lui”. Cet homme est confiant et peut accomplir ce qui exige de la confiance. Il est en bonne santé et peut accomplir ce qui demande une bonne santé. Il est sincère et droit et peut accomplir ce qui exige sincérité et droiture. Il est énergique et peut accomplir ce qui demande de l’énergie. Il est intelligent et peut accomplir ce qui exige de l’intelligence. Penses-tu, prince, que cet homme puisse apprendre avec toi l’art de monter les éléphants et de manier le crochet ?

—Seigneur, si un homme a toutes ces qualités prises une par une, il peut apprendre avec moi l’art de monter à dos d’éléphant et de manier le crochet. Mais qui parle de cinq facteurs ?

—Il y a de même, prince, les cinq facteurs de celui qui s’exerce. Lesquels cinq ? Voici : un moine est confiant, il croit en la réalisation du Tathâgata : “Le Seigneur est accompli, parfait Bouddha, doué de science et de bonne conduite, Bien-allé, connaisseur du monde, suprême, cocher des mâles à dresser, maître des dieux et des hommes, Bouddha, Seigneur”.

Il est en bonne santé, ne souffre de rien, et sa digestion est régulière, ni trop froide ni trop chaude mais moyenne, favorable à l’effort.

Il n’est pas dissimulateur ni hypocrite. Il se montre tel qu’il est devant son maître et devant ses sages compagnons dans la vie sainte.

Il agit avec énergie, il persévère dans l’abandon des réalités pernicieuses et dans l’acquisition des réalités bénéfiques, il est constant dans l’effort et ne se relâche pas au milieu des réalités bénéfiques.

Il est intelligent, il a la sagacité relative à l’apparition et à la disparition, cette sagacité pure et pénétrante, qui conduit exactement à la destruction du malheur.

Tels sont les cinq facteurs de celui qui s’exerce, prince. S’il a ces cinq qualités, un moine guidé par le Tathâgata peut voir de ses propres yeux, par connaissance directe, dans la réalité présente, cet aboutissement insurpassable pour lequel les fils de bonne famille quittent à juste titre leur foyer, peut y accéder et y demeurer au bout de sept ans.

Mais laissons ces sept ans, prince. S’il a ces cinq qualités (et une sagacité plus rapide), un moine… peut voir de ses propres yeux… cet aboutissement insurpassable… au bout de six ans… de cinq ans… de quatre ans… de trois ans… de deux ans… d’une seule année.

Mais laissons cette année unique, prince. S’il a ces cinq qualités, un moine… peut voir de ses propres yeux… cet aboutissement insurpassable… au bout de sept jours… de six jours… de cinq jours… de quatre jours… de trois jours… de deux jours… d’un seul jour.

Mais laissons cette journée unique, prince. quand il a ces cinq qualités (et une sagacité ultra rapide), un moine guidé par le Tathâgata, s’il est instruit le soir, acquiert l’excellence au matin. Et si c’est le matin qu’il est instruit, il acquiert l’excellence le soir. »

Ainsi parla le Seigneur et le prince Bodhi s’exclama :

—Oh quel Bouddha ! Oh quel Dhamma ! Oh qu’il est bon cet exposé du Dhamma grâce auquel on acquiert l’excellence le matin si l’on est enseigné le soir, et grâce auquel on l’acquiert le soir si l’on est enseigné le matin !

Ainsi parla le prince Bodhi.

Le jeune Sañjikâputta dit au prince Bodhi :

—L’honorable Bodhi dit : “Oh quel Bouddha ! Oh quel Dhamma ! Oh quel bon exposé du Dhamma !” mais il ne dit pas : “Je cherche refuge auprès de l’honorable Gotama, du Dhamma et de la communauté monastique”.

—Ne parle pas ainsi, bon Sañjikâputta ! Ne parle pas ainsi, bon Sañjikâputta ! J’ai entendu de la bouche de ma respectable mère, je l’ai appris directement d’elle, qu’à une époque où le Seigneur séjournait, près de Kosambi, dans le Parc Ghosita, ma mère, alors enceinte, était allé trouver le Seigneur. Elle l’avait salué en arrivant et s’était assise convenablement. Une fois bien assise, ma mère avait dit au Seigneur : “Seigneur, l’être, prince ou princesse, qui est venu dans mon sein cherche refuge auprès du Seigneur, du Dhamma et de la communauté monastique. Que le Seigneur le considère dès à présent comme un(e) fidèle qui gardera le refuge tant qu’il lui restera un souffle de vie”.

A une autre époque, bon Sañjikâputta, où le Seigneur séjournait chez les Bhaggas, près de Suṁsumâragira, dans le Parc aux Daims du bois Bhésakalâ, ma nourrice qui me portait sur sa hanche se rendit auprès du Seigneur. Elle le salua en arrivant et resta convenablement debout. Ainsi debout, ma nourrice dit au Seigneur : “Seigneur, le prince Bodhi cherche refuge auprès du Seigneur, du Dhamma et de la communauté monastique. Que le Seigneur le considère dès à présent comme un fidèle qui gardera le refuge tant qu’il lui restera un souffle de vie”.

Et aujourd’hui, bon Sañjikâputta, pour la troisième fois je cherche refuge auprès du Seigneur, du Dhamma et de la communauté monastique. Que le Seigneur me considère dès à présent comme un fidèle qui gardera le refuge tant qu’il lui restera un souffle de vie.





Bodhi leaf


Traduit du Pāḷi par Christian Maës.

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