MN 19
Dvedhāvitakka Sutta
— Le récit des deux parts de la pensée —

Le Bouddha raconte comment avant son éveil il pratiqua la discrimination de ses pensées en deux classes (dvedhā= en deux; vitakka= pensée), et explique pourquoi il faut couper court à toutes les pensées négatives et cultiver des pensées bienveillantes.




Traduction de Christian Maës


Ainsi ai-je entendu.

En ce temps-là le Seigneur séjournait près de Sâvatthi, dans le bois de Jéta, au jardin d’Anâthapiṇḍika.

En cette circonstance le Seigneur s’adressa aux moines :

—Moines.

—Oui, Seigneur, lui répondirent les moines.

Le Seigneur leur dit ceci :

—Avant ma pleine réalisation, moines, alors que je n’étais pas encore un parfait Bouddha mais seulement un, j’eus cette idée : “Pourquoi ne diviserais-je pas mes pensées en deux parts au fur et à mesure de leur apparition ?” Je mis donc d’un côté les pensées de désir, les pensées d’aversion et les pensées de malveillance, et je mis de l’autre côté les pensées de détachement, les pensées d’acceptation et les pensées de bienveillance.

« Pendant que je demeurais attentif, énergique et résolu, moines, s’il survenait une pensée de désir, je reconnaissais avec sagacité : “ Voici une pensée de désir. Elle mène à mon malheur ou au malheur d’autrui ou au malheur des deux, elle stoppe la sagacité, elle renforce les obstacles et ne conduit pas au Dénouement.” Et quand je réfléchissais qu’elle menait à mon malheur, cette pensée disparaissait. Quand je réfléchissais qu’elle menait au malheur d’autrui, elle disparaissait. Quand je réfléchissais qu’elle menait au malheur des deux, elle disparaissait. Quand je réfléchissais qu’elle stoppait la sagacité, qu’elle m’égarait et ne conduisait pas au Dénouement, elle disparaissait. J’éliminais ainsi la pensée de désir à chaque fois qu’elle se présentait, je la chassais, j’y mettais fin.

Pendant que je demeurais attentif, énergique et résolu, moines, s’il survenait une pensée d’aversion, je reconnaissais avec sagacité : “ Voici une pensée d’aversion… (le texte se répète en entier) …j’y mettais fin.

Pendant que je demeurais attentif, énergique et résolu, moines, s’il survenait une pensée de malveillance, je reconnaissais avec sagacité : “ Voici une pensée de malveillance… (le texte se répète en entier) …j’y mettais fin.

« Ce à quoi un moine pense souvent, moines, et qu’il examine beaucoup attire de plus en plus son attention. Si le moine a beaucoup de pensées de désir et s’y arrête longuement, s’il délaisse les pensées de détachement et renforce les pensées de désir, son attention est de plus en plus attirée vers les pensées de désir.

Si le moine a beaucoup de pensées d’aversion et s’y arrête longuement, s’il délaisse les pensées d’acceptation et renforce les pensées d’aversion, son attention est de plus en plus attirée vers les pensées d’aversion.

Si le moine a beaucoup de pensées de malveillance et s’y arrête longuement, s’il délaisse les pensées de bienveillance et renforce les pensées de malveillance, son attention est de plus en plus attirée vers les pensées de malveillance.

Il en va de même, moines, au dernier mois de la mousson, quand arrive l’automne et que les récoltes sont abondantes. Le vacher doit garder ses vaches en leur frappant le dos ou les flancs avec son bâton pour les arrêter et les retenir. Pourquoi ? Parce que ce vacher voit bien ce qui pourrait lui valoir mort, prison, amende ou réprimande. De même, moines, je voyais l’inconvénient, la bassesse et la nocivité des agents pernicieux, ainsi que l’avantage et la pureté des agents bénéfiques présents dans le détachement.

« Pendant que je demeurais attentif, énergique et résolu, moines, s’il survenait une pensée de détachement, je reconnaissais avec sagacité : “Voici une pensée de détachement. Elle ne mène pas à mon malheur ni au malheur d’autrui ni au malheur des deux, elle fait croître la sagacité, affaiblit les obstacles et conduit au Dénouement.” Si j’avais de fréquentes pensées de détachement pendant la nuit et que je m’y arrêtais longuement, je ne voyais là aucun sujet de crainte. Si j’avais de fréquentes pensées de détachement pendant la journée et que je m’y arrêtais longuement, je ne voyais là aucun sujet de crainte. Si j’avais de fréquentes pensées de détachement jour et nuit et que je m’y arrêtais longuement, je ne voyais là aucun sujet de crainte. Mais quand j’y pensais trop souvent et m’y arrêtais trop longtemps, mon corps se fatiguait. Quand mon corps se fatiguait, mon attention se troublait. Et quand mon attention se troublait, je m’éloignais d’une concentration intense. Alors, moines, je tournais mon attention en dedans, je la stabilisais, la focalisais, la concentrais. Pourquoi donc ? Pour que rien ne vienne la troubler.

Pendant que je demeurais attentif, énergique et résolu, moines, s’il survenait une pensée d’acceptation, je reconnaissais avec sagacité : “Voici une pensée d’acceptation… (le texte se répète en entier)

Pendant que je demeurais attentif, énergique et résolu, moines, s’il survenait une pensée de bienveillance, je reconnaissais avec sagacité : “Voici une pensée de bienveillance… (le texte se répète en entier)

« Ce à quoi un moine pense souvent, moines, et qu’il examine beaucoup attire de plus en plus son attention. Si le moine a beaucoup de pensées de détachement et s’y arrête longuement, s’il délaisse les pensées de désir et renforce les pensées de détachement, son attention est de plus en plus attirée vers les pensées de détachement.

Si le moine a beaucoup de pensées d’acceptation et s’y arrête longuement, s’il délaisse les pensées d’aversion et renforce les pensées d’acceptation, son attention est de plus en plus attirée vers les pensées d’acceptation.

Si le moine a beaucoup de pensées de bienveillance et s’y arrête longuement, s’il délaisse les pensées de malveillance et renforce les pensées de bienveillance, son attention est de plus en plus attirée vers les pensées de bienveillance.

Il en va de même, moines, au dernier mois de la saison chaude quand toutes les récoltes ont été rentrées au village. Le vacher qui garde ses vaches peut rester tranquillement au pied d’un arbre ou en plein air en se contentant de surveiller son bétail. De même, moines, je n’avais plus qu’à rester attentif à ces choses.

« En moi l’énergie fut mise en œuvre, moines, sans relâchement ; la vigilance établie, sans distraction ; le corps apaisé, sans remous ; et l’état d’être concentré, sans aucune agitation.

Mais c’est seulement en m’isolant du sensoriel, moines, en m’isolant des agents pernicieux, que j’accédai au premier jhâna—lequel comporte prise-ferme et application-soutenue et consiste en un ravissement-félicité né de l’isolement—, et que j’y demeurai.

Par la disparition de la prise-ferme et de l’application-soutenue, j’accédai au deuxième jhâna qui consiste en assurance-sereine intérieure et en élévation unique de l’esprit, qui est dépourvu de prise-ferme et d’application-soutenue, et consiste en ravissement-félicité né de la concentration, et j’y demeurai.

Et en me détachant aussi du ravissement, je maintins un regard-neutre. Vigilant et pleinement conscient, je ressentis physiquement le bonheur et accédai à ce troisième jhâna à propos duquel les Purs déclarent “on reste neutre et vigilant dans le bonheur”, et j’y demeurai.

Par l’élimination du plaisir et l’élimination de la douleur, par la disparition antérieure des satisfactions et des insatisfactions, j’accédai au quatrième jhâna, ni désagréable ni agréable, qui consiste en pureté de la vigilance par le regard-neutre, et j’y demeurai.

Quand mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance-remémoration des habitats antérieurs. Je me remémorai des habitats antérieurs variés, à savoir une naissance, deux naissances, trois, quatre, cinq, dix, vingt, trente, quarante, cinquante, cent, mille, cent mille naissances, plusieurs ères de destruction, plusieurs ères d’édification, plusieurs ères de destruction et d’édification : “J’eus là tel nom, telle lignée, telle couleur, telle nourriture, je connus tel bonheur et tel malheur, j’eus telle durée de vie. Quand je décédai, je naquis à un endroit où j’eus tel nom, telle lignée, telle couleur, telle nourriture, où je connus tel bonheur et tel malheur, et où j’eus telle durée de vie. Quand je décédai, je naquis ici”. Ainsi me remémorai-je des habitats antérieurs variés avec leurs aspects et leurs désignations.

Quand mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance de la mort et de la renaissance des êtres. Avec l’œil divin purifié et plus qu’humain, je vis les êtres mourant et renaissant, inférieurs ou supérieurs, beaux ou laids, fortunés ou infortunés. Je reconnus que le parcours des êtres dépend de leur kamma : “Les êtres qui se conduisent mal physiquement, mal verbalement et mal mentalement, qui critiquent les Purs, qui ont des croyances erronées et qui agissent en suivant des croyances erronées, accèdent, lors de la brisure du corps ou après la mort, à une perdition, une mauvaise destinée, une déchéance, un enfer. Les êtres qui se conduisent bien physiquement, verbalement et mentalement, qui ne critiquent pas les Purs, qui ont des croyances justes et qui agissent en ayant des croyances justes, accèdent, lors de la brisure du corps ou après la mort, à une bonne destinée, un monde céleste.” C’est ainsi qu’avec l’œil divin… je reconnus que le parcours des êtres dépend de leur kamma.

« Quand mon attention fut ainsi concentrée, purifiée, sans tache, sans souillure, qu’elle fut souple, maniable, stable et immuable, je l’orientai vers la connaissance qui élimine les contaminations. Je reconnus en profondeur, en vérité, que “ceci est le malheur”. Je reconnus en profondeur, en vérité, que “ceci est la source du malheur”. Je reconnus en profondeur, en vérité, que “ceci est l’arrêt du malheur”. Je reconnus en profondeur, en vérité, que “ceci est le chemin qui mène à l’arrêt du malheur”. Je reconnus en profondeur, en vérité, que “ce sont les contaminations”. Je reconnus en profondeur, en vérité, que “ceci est la source des contaminations”. Je reconnus en profondeur, en vérité, que “ceci est l’arrêt des contaminations”. Je reconnus en profondeur, en vérité, que “ceci est le chemin qui mène à l’arrêt des contaminations”.

Alors que je connaissais cela, que je voyais cela, mon esprit fut délivré de la contamination par le désir, il fut délivré de la contamination par l’existence, il fut délivré de la contamination par l’aveuglement. Dans la Délivrance, j’eus la connaissance “délivré”. Je sus en profondeur que la naissance était détruite, la vie sainte vécue, fait ce qui était à faire, et rien de plus ici-bas. C’est au cours de la dernière veille, moines, que j’acquis cette troisième connaissance. L’aveuglement fut éliminé et la connaissance apparut, l’obscurité fut supprimée et la lumière brilla, comme il arrive quand on agit avec vigilance, énergie et détermination.

« Prenons, moines, l’image d’un grand troupeau de daims qui vit non loin d’un vaste lac situé au fond d’un ravin boisé. Vient un homme qui ne veut pas le bien de ce troupeau, il ne désire pas son bien-être ni sa sécurité, il obstrue le chemin qui assure la sécurité, le bien-être et le bonheur du troupeau, il ouvre un autre chemin, périlleux, il y dispose un leurre mâle et y place un leurre femelle. Par la suite le grand troupeau de daims ne manquera pas de prendre le mauvais chemin, il sera dispersé et décimé. Mais vient alors un autre homme qui veut, lui, le bien du troupeau, qui désire son bien-être et sa sécurité. Il rouvre le chemin qui assure le bien-être et le bonheur du troupeau, il obstrue le chemin périlleux, abat le leurre mâle et détruit le leurre femelle. Par la suite le grand troupeau de daims croîtra, prospérera et deviendra immense.

J’ai raconté cette histoire, moines, pour que vous compreniez ceci : le vaste lac représente les plaisirs sensoriels, et le grand troupeau de daims les êtres. L’homme qui ne veut pas le bien, l’intérêt ni la sécurité du troupeau n’est autre que Mâra le Malin. Le mauvais chemin représente l’octuple chemin erroné : vision erronée, dessein erroné, parole erronée, action erronée, mode de subsistance erroné, efforts erronés, vigilance erronée et concentration erronée. Le leurre mâle symbolise l’attachement à la jouissance et le leurre femelle l’aveuglement. L’homme qui veut le bien, l’intérêt et la sécurité du troupeau représente le Tathâgata accompli et parfait Bouddha. Le chemin qui assure la sécurité, le bien-être et le bonheur équivaut à l’octuple chemin juste : vision juste, dessein juste, parole juste, action juste, mode de subsistance juste, efforts justes, vigilance juste et concentration juste.

Ainsi, moines, j’ai ouvert le chemin qui assure la sécurité, le bien-être et le bonheur, j’ai obstrué le mauvais chemin, abattu le leurre mâle et détruit le leurre femelle. Ce qu’un maître doit faire avec compassion pour le bonheur de ses disciples, par compassion je l’ai fait pour vous. Voici le pied des arbres, moines, voici les solitudes. Pratiquez la contemplation, ne tombez pas dans l’insouciance, n’ayez pas de regrets plus tard. Telles sont les instructions que je vous laisse. »

Ainsi parla le Seigneur.

Les moines furent satisfaits des paroles du Seigneur et ils s’en réjouirent.





Bodhi leaf


Traduit du Pāḷi par Christian Maës.

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